Oratorio - Le Sang des feuilles mortes

Année de publication: 1970

SADOUL Numa            Oratorio, d'après "Oratorio concentrationnaire" de l'Orbe-Recherche théâtrale suivi de Le Sang des feuilles mortes, en couverture photo de l'auteur dans "Oratorio concentrationnaire" prise par Yves Coatsaliou, collection "Théâtre en France", P. J. Oswald, septembre 1970. -107p. Cette édition avait été précédée d’une souscription lancée par Oswald pour « un volume 12x19, tirage de tête strictement limité à 35 exemplaires, sur Hollande Van Gelder à la forme. »

Numa Sadoul situe et date l'écriture de sa pièce Le Sang des feuilles mortes, sous-titrée Aventure en seize tableaux, à Aix-en-Provence, du 15 au 19 décembre 1967. Oratorio a été écrit à Cagnes-sur-Mer du 22 au 30 décembre 1968, soit quinze jours après la création de Oratorio concentrationnaire sur le parquet du Casino municipal de Nice (place Massena) par le trio de la compagnie l'Orbe (Jean-Philippe Guerlais, Irène Lambelet, Numa Sadoul) auquel s'étaient joints quatre comédiens de la compagnie niçoise des Vaguants (Eliane Boéri, Michel Hart, Jean-Luc Lefevre, Jean-Marie Martin). Le texte d'Oratorio en sort, il en est la suite, le prolongement. Comme l'écrit Numa Sadoul dans un avertissement, Oratorio concentrationnaire avait "pour thème la violence l'éternelle l'inévitable la démente violence qui mène l'homme. Les massacres et les victimes. Les génocides et la souffrance. La peur et les camps de concentration. La bombe atomique et la fin du monde." Pour ce spectacle, il avait écrit un long poème. "Du poème je me suis évadé. J'ai brodé, j'ai élargi, j'ai rêvé. C'est l'Oratorio." Cinquante ans après, ce long poème, divisé en trois "couplets", est sur de nombreux points toujours d'actualité. " Dieu est un blanc / Le Père Noël est un blanc / La bible est un livre de blancs / Les blancs / Par les blancs / Pour les blancs / Avec les blancs / Vit-on jamais un ciel à l'usage des noirs / Vit-on jamais les choses sacrées entre les mains des noirs /"  ou "Guérit-on jamais de la torture et de l'atome".

Sur la création de Oratorio concentrationnaire, ci-dessous un article de Riou Rouvet paru dans Le Provençal, en décembre 1968, à l'issue de la première série de représentations. " Nice - Trois nouveaux venus dans la compagnie des « Vaguants », Jean-Philippe Guerlais, Irène Lambelet et Numa Sadoul viennent de tenter dans le hall du Casino municipal à Nice, les 28, 29, 30 novembre et le 2 décembre une très intéressante expérience, une recherche de théâtre nouveau où le spectateur se sent aussi (presque) acteur d’un drame. Ici, pas de fauteuils, pas de scène, mais un public qui entoure les acteurs et vit avec eux l’angoisse, la peine qu’ils expriment. Sept acteurs disent des textes, rythment leurs paroles dans des mouvements qui s’apparentent à la danse mais qui sont plus exactement l’expression totale du corps. Car dans ce théâtre expérimental, le visage, la voix et les mains ne sont pas seuls en vedettes, comme dans le théâtre ordinaire. Tout le corps humain a droit au chapitre et participe à l’action et à sa projection dans le lieu scénique. Oratorio concentrationnaire, c’est le thème austère, bouleversant choisi par des jeunes de 21 ans pour cette expérience enrichissante. Dans le cadre du « cycle polonais » des « Vaguants », ils ont monté ce spectacle à partir de documents sur les camps de concentration, de statistiques, de lettres personnelles de déportés, de textes écrits par Numa Sadoul lui-même, d’articles de journaux et de passages tirés de la Bible, du livre de L'Apocalypse bien sûr. Sept acteurs vêtus du strict minimum, le corps comme lacéré de veines rouges, comme des écorchés vifs, entraînent pendant soixante minutes le public dans un monde de cauchemar qui a pourtant existé. Ce n’est qu’un constat, sans commentaire et idée a priori, ce qui donne davantage de force à ce cri poussé par sept jeunes acteurs en délire, et soutenus par la musique de Penderecki. Cet Oratorio concentrationnaire on le doit à l’expérience de deux sympathiques comédiens très appréciés à Avignon notamment où ils jouèrent au café-théâtre dans cette cave de la rue des Marchands où soixante personnes vécurent avec eux chaque soir pendant quelque temps les péripéties de Sur la plage. Là, pas de fauteuils, pas de scène, Jean-Philippe Guerlais et Irène Lambelet  jouaient au sein des spectateurs. C’est cette expérience qu’avec Numa Sadoul ils ont transposée dans un cadre infiniment plus vaste, celui du grand hall du Casino municipal. Les trois jeunes acteurs ont travaillé pendant un mois et demi sur cet Oratorio concentrationnaire. À l’origine ils ne disposaient d’aucun texte, ils les ont donc recherché un peu partout. « Nous avons voulu nous garder de l’image d’Epinal et de tout effet moralisateur » dit Irène Lambelet.  « C’est un essai, une tentative, ajoute Jean-Philippe Guerlais, mais je pense qu’il y a matière à réaliser, avec davantage de temps, quelque chose de plus fouillé, de plus complet."  Cet essai a été accepté et compris par le public (beaucoup de jeunes de 16 à 25 ans). À la deuxième représentation, au cours de la seconde séquence, une jeune fille a sangloté. Puis lorsque les acteurs ont commencé un mouvement de procession, le public a suivi comme eux. À la fin un spectateur, avisant un acteur de cet Oratorio lui dit : « Qu’est-ce qu’on aurait pu faire pour être davantage en communion ? » Bref le courant est passé, ce qui prouve bien que cette expérience valait d’être faite. "

Comme l'indique Numa Sadoul en quatrième de couverture, le spectacle fut retravaillé à Rouen, où la compagnie Orbe Théâtre espère s'implanter. De nouveaux comédiens, Patrick Lainé, Maxence Mailfort, Michel Nowak, Marie-Christine Thaille, Olivier Touchard rejoignent le trio fondateur, porteur du projet. Jacques Lejeune, élève de Pierre Schaeffer et François Bayle, membre du Groupe de Recherche Musicale depuis 1968, compose une nouvelle musique de scène. La nouvelle affiche marque le changement de production : si le visuel en rouge et blanc est inchangé, sous le titre Oratorio concentrationnaire, le logo de l'Orbe remplace maintenant le nom des Vaguants. La nouvelle équipe présente le spectacle le 14 mai 1969  dans le hall de l'Institut National Supérieur de Chimie Industrielle de Rouen puis les 20-22-27-29 mai à la Halle aux Toiles. L'aventure continue au gymnase Saint-André dans le Off d' Avignon. Cet été-là, 11 juillet-20 août 1969, il n'y a que quatre autres spectacles off, dont on trouve trace dans les archives, conservées à la Maison Jean-Vilar : Le petit train de monsieur Kamodé d'André Benedetto, Marilyn par Le Chêne noir, un spectacle de café-théâtre au Bar du Centre, La Pomme de Jack Gelber (l'auteur de The Connection monté par le Living Theater) par l'Atelier Zéro. Ce spectacle, avec Louis Mérino, Jean-Claude Fall... est joué jusqu'au 27 juillet, sur la péniche Mireille amarrée sous le pont Saint-Bénézet. Dans le In, Vilar a programmé entre autres, du théâtre jeunesse (Le pays du soleil debout de Maurice Yendt), du théâtre musical (Orden de Lavelli-Ravier, Pas de cinq de Mauricio Kagel), Les Clowns d'Ariane Mnouchkine, Titus Andronicus mise en scène de Jacques Guimet... Annie Voiron, dans Le Méridional (20-7-1969) estime que OC est  "l'un des spectacles les plus marquants du XXIIIème Festival ". Il est joué en Italie les 8 et 9 novembre au Teatro degli Infernotti (Turin), le 18 novembre au Théâtre de l'Alhambra (Bordeaux) : l'Orbe est à l'affiche de Sigma 5 avec l'Open Theater de New York, deux happenings de Pinoncelli (La momie, Non au pain), Miles Davis, Cecil Taylor, Pharoah Sanders, Soft Machine... Du 29 janvier au février 1970, la compagnie est en tournée dans sept villes de Suisse (Zurich, Fribourg, Neuchâtel, Le Locle, Lausanne, Berne, Vevey). Ils sont les 18 et 19 février 1970 au Théâtre de la Cité universitaire de Paris. " P.J. Oswald y a vu le spectacle puis a décidé d'éditer le texte", nous confie Numa Sadoul. Ils joueront ensuite à Châteaubriant (24/2), Arras (6/3), Tournai (18/4), à la Maison de la culture de Bourges (25/4) dans le cadre du 25ème anniversaire de la libération des Camps. La BNF signale une représentation au Théâtre royal du Gymnase, à Liège, le 30 septembre 1970, mois de la sortie du livre édité par P. J. Oswald. Elle signale aussi une représentation (18-08-1971) au 13ème Festival de La Baule, sans Numa Sadoul, mise en scène Irène Lambelet et Jean-Philippe Guerlais, avec une nouvelle distribution : Eric Chartier, Jean-Pierre Chauvaud, Claire Dechervois, Jean-Philippe Guerlais, Irène Lambelet, François Leproux, Patrice Valota, Monique Veret. Depuis plusieurs mois déjà, le chemin de Numa Sadoul s'est écarté de celui de ses deux compagnons. Il ne fait pas partie de l’équipe de l’Orbe qui joue L’Autre là en décembre 1970, au Palais de la Méditerranée (Nice). Irène Lambelet (1946-2002) et Jean-Philippe Guerlais (1947-2004) vont continuer de travailler ensemble au sein de l'Orbe, avec Khoma d'Henri Michaux (festival Avignon In, 1973) Fabriquer ça, Trakl  joués en 1975 au Théâtre de la Tempête... De son coté, Numa Sadoul va continuer à jouer, faire des mises en scène - de plus en plus souvent d'opéras (le premier : Parsifal de Wagner, Opéra de Lyon, 1977- le dernier : La Flûte enchantée de Mozart, Opéra de Marseille, 2019), et bien sûr écrire : dès l'année suivante, Régine Deforges publie le second livre de ce jeune homme de 24 ans, l'étonnant Mémoires d'Adam-François San Hurcelo Lumneri pornographe (1971), puis viennent deux livres d'entretiens (Gotlib, Albin Michel, 1974 ; Tintin et moi, entretiens avec Hergé, Casterman, 1975), début d'une longue série d'autres écrits sur la bande dessinée...

Dans Les Temps modernes (n°339, octobre 1974), Renée Saurel consacre un seul et long article, intitulé Sang et or, de l'Afrique à la Bretagne, à plusieurs pièces de six auteurs édités par P. J. Oswald : Süd-Afrika Amen d'Anne Barbey, Kafra-Biatanga et Amilcar Cabral d'Alexandre Kum'a N'dumbe III,  Mort d’Oluwemi d’Ajumako de Maryse Condé, Ventres Pleins Ventres Creux de Daniel Boukman, Oratorio - Le sang des feuilles mortes de Numa Sadoul, Le Printemps des Bonnets Rouges de Paol Keineg. Voici le texte intégral de l’extrait portant sur les deux pièces de Numa Sadoul, publiées en 1970.
"Numa Sadoul n'appartient à la négritude que par l'enfance, le coeur, le sens de la justice. Né en 1947 à Brazzaville, d'un père demi-corse et d'une mère italienne, il a vécu à Madagascar. Auteur, acteur et metteur en scène, il a fondé en 1968, avec Irène Lambelet et Jean-Philippe Guerlais, la troupe « L'Orbe-Recherche théâtrale ». Un texte de lui : Oratorio, a été donné dans diverses villes françaises et étrangères. L'ORT ayant voulu, en 1969, tenter avec ce texte une expérience dans les foyers ruraux de Normandie, se la vit interdire par les édiles de Rouen qui la qualifièrent de « recherche subversive et dangereuse ». En voilà au moins qui croient au pouvoir révolutionnaire du théâtre !
La seconde pièce figurant avec Oratorio  dans le volume paru chez Oswald a pour titre : «Le Sang des feuilles mortes  et n'a pas encore, du moins à notre connaissance, été portée à la scène. Il s'agit, dit Numa Sadoul, d'une « aventure en seize tableaux », avec cinq personnages et des projections, non localisées, de documents de guerre. C'est une oeuvre à la fois ouverte sur une réalité atroce et refermée sur elle-même, intérieure, quasi-onirique. Celle, en tout cas, d'un écrivain. Rien d'autre, peut-être, que le rêve d'une mère en deuil de son fils... Son héros Saxo, est revenu (mais est-il revenu ?) d'une guerre qui n'était pas sa guerre et dans laquelle, capitaine, il a ordonné une tuerie dont les images le hantent. Une tuerie à laquelle il a pris plaisir. Un étrange médecin, une infirmière d'une extrême dureté le surveillent, le « soignent », précipitent sa folie. Saxo a, ou croit avoir une femme nommée Marie-Nativité, épouse mythique, ou réelle, et laissée en un pays lointain. Auprès de Saxo, la mère qui veille, espère, désespère, recueille avec effroi les mots qui sortent comme des vipères de la bouche du médecin : paranoïa, mélancolie, schizophrénie... Entravé de liens, Saxo se plaint et le médecin jette sur lui le regard froid de qui croit tenir un beau sujet de thèse. Univers de glace, dialogue haletant, écrit sans aucune ponctuation entre le médecin : « Il faut mater il faut mater il faut ceinturer il faut astreindre il faut entortiller il faut mater briser contrer attendrir courber et tuttiquanti... » et la Mère :  «Il faut ménager il faut ménager il faut soigner il faut guérir il faut dorloter il faut ménager sauver se dévouer veiller prier et se montrer bon». Comme dans le rêve parfois, d'étranges jeux de mots : entre mater, infinitif, et Mater, dolorosa. De temps en temps, quand le médecin-tortionnaire et l'infirmière de glace lui laissent quelque répit, Saxo émerge du coma et c'est pour évoquer sa guerre. Pour l'enfoncer de nouveau dans son délire, on lui projette des images qu'il ne connaît que trop et au besoin, on le gifle. Mais quand le médecin parle d'absurdité, Saxo se redresse et fait front. Cette absurdité, qui l'a voulue, organisée ? Ce chaos sanglant, cette gangrène universelle de la torture, qui donc les a suscités ? Au praticien qui dit : « Intelligence, raison supérieure, ordre », Saxo oppose la vie, les os, la peau, la chair, et il danse, il est la Terre en formation qui tourne autour du Soleil - le monde blanc - et puis se libère, s'éloigne. La solitude du « fou » est totale, la tendresse de la Mère inutile. La vieille femme s'étend à terre, les bras en croix. Après avoir étranglé le médecin, Saxo dira à la Mère : « Qui es-tu, vieille au visage meurtri, amoindri, mort... Il paraît que je ne suis plus personne... une feuille morte qui aurait saigné. Sans raison ». Au dernier tableau, un soldat entre et dit à la Mère : « Je t'ai apporté son uniforme et son fusil, Madame ». Et la Mère immobile répond : « Je vais attendre Marie-Nativité. Elle viendra ». On voit mal quels arguments les directeurs pourraient invoquer pour ne pas monter cette belle pièce. À moins que ce cri d'horreur, de colère, lancé par un Blanc non-pourri ne soit de ceux que l'on préfère ne pas entendre ?"

Renée Saurel ne semble pas avoir eu connaissance de la représentation, signalée par la BNF, du Sang des feuilles mortes, à Caen le 8 décembre 1971, mise en scène de Jean-Louis Lefevre, ni de celle en langue anglaise en 1974, signalée par l'auteur, au Festival d’Édimbourg par la troupe de l’université de Glasgow. Son article est antérieur aux cinq représentations du 21 au 25 juin 1982 à la Maison de la Danse de la Croix-Rousse, pour le Festival international de Lyon, mise en scène de Numa Sadoul, assisté de Dominique Cotton, avec notamment Mireille Antoine (la mère), Françoise Crétu ou Élisabeth Paturel (l’infirmière), Manuel Droguet (le garçon), Numa Sadoul (Saxo), Marcel Sylvestre (le docteur). Portée par ORFEA, la version présentée à Lyon - "avec un texte entièrement réécrit en 1981 pour ce spectacle" et un film super 8 réalisé avec Pierre Cook, est considérée par l’auteur comme " la création absolue du Sang des feuilles mortes."

Parmi les "pièces de guerre" éditées par P.J. Oswald, voir aussi sur la guerre d'Algérie Pour des raisons de cœur de Xavier Pommeret, sur la guerre du Vietnam, Napalm et Chant funèbre pour un soldat américain d'André Benedetto, Safarirama de Xavier Pommeret, Exemplaire histoire de la condamnation de la grâce puis de l’élection du lieutenant William Calley  de Jean-Pierre Bisson.

Georges Perpes

19/3/2022, suite à un entretien et une correspondance avec Numa Sadoul.