Süd-Afrika Amen

Année de publication: 1970

 

BARBEY Anne  Süd-Afrika Amen ou L'or, le sang et les armes, photo de couverture de Henri de Seynes, extrait d'un texte de Nelson Mandela au verso, collection "Théâtre en France",  P.J. Oswald, avril 1970. -91p.

Dans Les Temps modernes (n°339, octobre 1974), Renée Saurel consacre un important article,  intitulé Sang et or, de l'Afrique à la Bretagne, à plusieurs pièces éditées par P. J. Oswald : Kafra-Biatanga et Amilcar Cabral d'Alexandre Kum'a N'dumbe III,  Mort d’Oluwemi d’Ajumako de Maryse Condé, Ventres Pleins Ventres Creux de Daniel Boukman, Oratorio - Le sang des feuilles mortes de Numa Sadoul, Le Printemps des Bonnets Rouges de Paol Keineg. Voici le texte intégral de l’extrait portant sur Süd-Afrika Amen, la première pièce de l'article.

«Anne Barbey a quarante ans, elle est née à Stockholm, vit en Suisse. Süd-Afrika Amen ou L'or, le sang et les armes a été écrit en 1966-68. La pièce est dédiée à Bram Fisher et à Nelson Mandela, tous deux condamnés à la réclusion et aux travaux forcés à perpétuité à l'issue du procès de Rivonia, au cours duquel Bram Fisher, sachant le sort qui l'attendait, dit publiquement : «J'ai lutté contre l'esprit de domination des Blancs et contre l'esprit de domination des Noirs. J'ai porté en moi l'idéal d'une société libre et démocratique dans laquelle tous les hommes pourraient vivre dans la concorde en ayant les mêmes chances de réussite. Je souhaite vivre jusqu'au jour où je verrai cet idéal réalisé. Mais c'est un idéal pour lequel je suis également prêt à mourir, s'il le faut…» Plutôt qu'une pièce, c'est une                «proposition de travail» que nous livre Anne Barbey, un texte qui peut être complété, remanié par l'équipe qui le met en scène, selon les besoins, les rapports politico-économiques existant entre le pays où se joue la pièce et l'Afrique du Sud. Pour ce qui est de la France, par exemple, Anne Barbey met en lumière le chiffre des investissements (troisième rang après la Grande-Bretagne et les U.S.A..), les ventes d'armes, de sous-marins, de blindés, de Mirage etc. On pourrait y ajouter le jumelage récent, combien symbolique, de la ville de Nice (ses oeillets, son mimosa, ses bidonvilles, ses ratonnades) avec Le Cap... Proposition de travail, le texte d'Anne Barbey n'en constitue pas moins une pièce, qui a son rythme interne et sa «respiration». Sachant combien les moyens matériels peuvent différer d'un théâtre à l'autre, Anne Barbey n’émet que des souhaits modestes pour ce qui est de la scénographie, l'essentiel étant que le dispositif suggère une vaste cage-prison. L'important, à ses yeux, se trouve dans l'établissement immédiat de la communication, les moyens corporels ayant autant d'impact que les mots, compris surtout par la classe dominante. Mais si l'on est «riche», alors on peut concevoir des éléments tubulaires sur plusieurs niveaux, un mirador et ses phares fouillant le décor, des hauts-parleurs, et pourquoi pas, des panneaux indiquant les chiffres
de population par ethnie, le taux de scolarisation, de mortalité, le nombre d'Africains exécutés. Un style, en somme, assez voisin de celui dont usait Piscator dans ses spectacles militant contre la montée du nazisme.
Afrique du Sud, univers, glacé, concentrationnaire. Dans le réseau des lois, des règlements tatillons, des «droits» assortis de restrictions qui les annulent, l'Africain traqué n'est jamais en règle. Coupable, quoiqu'il fasse. Il importe que sa négritude lui rappelle la vieille malédiction des fils de Cham... Un prisonnier noir est attaché, bras en croix, à une grille. Sur un plan supérieur, la Bourse siège et le «Grand Induna», membre du «Broederbond», Ku-Klux-Klan sud-africain, porte cagoule et manteau blancs. L'Homme-de-Foi est là aussi, qui endoctrine, de même que le digne, l'honorable représentant de l'O.N.U. Ici, la référence à Dieu est constante, c'est Lui qui exige cet «ordre». Il est probable qu'au fond d'eux-mêmes les Blancs oppresseurs méprisent tout autant les Indiens et les métis. Mais ils ont cru habile - et cela l'était - de leur accorder un statut particulier. Le métis de la pièce est,très symboliquement, homme-sandwich, acquis aux bienfaits de la civilisation blanche. À la fin de la pièce, pourtant, nous le verrons rejoindre le camp de ses frères noirs. Qu'il s'agisse de la sélection de la main-d'oeuvre, semblable à celle du bétail, des conditions de travail rendant impossible toute vie familiale et de la misère sexuelle qui s'ensuit, de l'enseignement, des tortures, tout ici se fonde sur un documentation précise. Dans un tel théâtre, on ne saurait mettre en pratique ni le principe traditionnel d'identification, ni son contraire, celui de distanciation, et Anne Barbey est la première à le dire, qui précise que son théâtre se veut seulement «inquiétant et mobilisateur». Il arrive pourtant - et nous retrouverons ce trait chez un autre auteur de théâtre-document - qu’un personnage échappe à la sécheresse voulue par l'écrivain et qu’une scène, dramatique et émouvante dans sa simplicité, se déroule. C’est ainsi, par exemple, qu'une femme noire nommée Patience, à la recherche de son mari, vient trouver Monsieur l’Administrateur. Papiers, passeport, trajet quotidien dans le bus «Non Whites only», la scène, kafkaïenne, donne le vertige. Patience se heurte à un mur, elle ne comprend pas, elle ne sait pas lire. Les «Dames de Charité», qui se veulent « entinelles du Christ», et rappellent les salutistes de Sainte-Jeanne des Abattoirs, entreprennent de la consoler. À la fin de la pièce, le «Grand Induna» annonce l'âge d'or, celui de la séparation totale, tous les moyens de production, de défense, de police restant, bien entendu, entre les mains des Blancs. Mais la guérilla s'organise...Depuis qu'Anne Barbey a écrit cette pièce, la situation africaine a évolué dans le sens de la libération. L'Afrique du Sud, riche, armée jusqu'aux dents, grosse cliente des «démocraties» occidentales, reste un bastion formidable et Anne Barbey le sait autant que nous. Le bastion fasciste ne tombera qu'à la faveur d’événements extérieurs à lui. Ceux à qui Anne Barbey a dédié sa pièce verront-ils ce jour ? En attendant, bravo, encore bravo à Monsieur le Maire de Nice et à la majorité qui, au conseil municipal, a voté le jumelage Nice - Le Cap.»

Écrit entre mai 1966 et septembre 1968, édité en avril 1970, le texte d’Anne Barbey fut créé le 15 juin 1971 en Suisse, au Pavillon des sports de Beaulieu, par le Centre Dramatique de Vidy, direction Charles Apothelaz, dans une mise en scène de Martine Paschoud, une scénographie de Jean Bosserdet.


Sur Anne Barbey, les circonstances de la création du texte et du spectacle, voir la première partie de Trois femmes, reportage de RTS de décembre 1970

Voici l'article de Colette Godard, paru dans Le Monde du 22 juin 1971 : «Lausanne. Le Centre dramatique, dirigé par Charles Apothelaz, présente au Pavillon des sports de Beaulieu Sud Afrika Amen d'Anne Barbey (publié aux éditions P. J. Oswald). Le texte, par son esprit et sa composition, rappelle le Chant du fantoche lusitanien de Peter Weiss, théâtre document, dénonçant, sous une forme poétique, dans un langage simple et fort, la situation politique et économique de l'Afrique du Sud. Il porte en sous-titre : " L'or, le sang et les armes " : l'or des Blancs, le sang des Noirs, les armes permettant de lutter contre l' "apartheid". Anne Barbey a dédié sa pièce "à tous ceux Blancs et Noirs qui ont lutté et qui luttent aujourd'hui", et en particulier à "Nelson Mandela et Bram Fisher condamnés à la réclusion et aux travaux forcés à perpétuité". Elle ne se contente pas d'attaquer la notion de ségrégation, elle s'appuie sur des faits précis, accuse avec gravité, avec générosité. Un dispositif scénique disperse plusieurs aires de jeu sur toute la surface de la vaste salle des sports. Sur une estrade, un couple fade et sophistiqué roucoule les charmes du pays. En face, des comédiens blancs rythment les souffrances des Noirs. Au milieu, un homme attaché dans une cage... Une procession d'individus revêtus des cagoules du Ku-Klux-Klan et portant des torches psalmodient la supériorité du mâle chrétien et blanc. Des projections mobiles sur toute la largeur du mur racontent les richesses réservées, et la misère terriblement réelle de l'Afrique du Sud. La technique visuelle et sonore est parfaite, les comédiens contrôlent totalement leurs attitudes, leurs mouvements, tous les éléments sont réunis pour former un grand spectacle. Et pourtant, les spectateurs, d'ailleurs trop éloignés d'un jeu qui exige une adhésion affective, émotionnelle, restent indifférents. Il est vrai que le texte n'est plus exactement celui écrit par Anne Barbey. Suivant ses conseils, les comédiens l'ont utilisé comme point de départ pour une création collective, dirigée par Martine Peschoud." Ainsi livrée, écrit Anne Barbey dans la préface, cette pièce est avant tout une proposition de travail, un possible qui ne se prétend ni parfait ni exhaustif. Il serait intéressant que selon l'endroit où se donne le spectacle, les acteurs révèlent les rapports politico-économiques qui existent entre leur pays et l'Afrique du Sud." Or, si le problème de l'apartheid raciste n'existe pas en Suisse, celui des travailleurs étrangers se pose d'une manière aiguë. On peut voir dans les journaux annoncer l'arrivée de trains de Grecs ou de Yougoslaves, avec les tarifs (au-dessous de la normale : 400 F par mois) auxquels on peut les engager. Le rapport entre l'or d'Afrique du Sud et celui des banques suisses est évident. La sincérité des comédiens vis-à-vis des opprimés ne l'est pas moins. Mais ils demeurent au stade des généralités, d'une affectivité trop proche de la bonne conscience. Anne Barbey a travaillé avec eux, mais ce qu'elle avait à dire existe dans sa pièce écrite, elle ne pouvait le redire autrement. »