Ventres Pleins Ventres Creux

Année de publication: 1971

 

BOUKMAN Daniel   Ventres Pleins Ventres Creux, collection "Théâtre africain", P. J. Oswald, avril 1971.- 92p.

Ci-dessous la recension du livre, parue sous la plume de Renée Saurel dans Les Temps Modernes, n°339, octobre 1974.

"Daniel Boukman a déjà publié chez Oswald : « Chants pour hâter la mort du temps des Orphée » et « Les Négriers ». Né en 1936 à La Martinique, il a déserté l'armée française en 1961. Il est aisé de deviner les raisons qui l'ont conduit à cette décision. Actuellement
professeur à Alger, il définit son théâtre comme celui du «réalisme merveilleux» et cette formule ambitieuse se révèle fondée à la lecture. La pièce dont il va être question a été écrite à Alger, en 1966.
Première partie : les ventres pleins. Deuxième partie : les ventres creux. Avec, bien sûr, des interférences, des passages d'un plan à l'autre. Le rideau se lève sur un salon XIXe siècle. Oscar, valet majordome qui sert Madame depuis trente-cinq ans, vérifie une liste d'invitations. Madame, c'est Cunégonde, elle a eu un grand malheur, elle a perdu son fils Alfred, emporté par les fièvres en Cochinchine. Pour fêter l'anniversaire de Monsieur, il convient d'inviter la fine-fleur : le colonel Bouffechair et madame, le banquier Gobesang, l'académicien, l'archevêque, un roi nègre, un président sud-américain,un prince asiatique. Monsieur, prénommé Hubert, a quatre-vingt-cinq ans, il est gâteux, amnésique, abîmé dans des rêvasseries coloniales,du temps de l'épopée franco-anglaise. Pour lui rendre quelque vigueur, Oscar, de temps à autre, soulève la queue de son habit et lui pique la fesse. Le Chef de la police vient avertir Monsieur que des meneurs chantent la chanson des ventres creux et appellent à la révolte. Toutes les dispositions, bien entendu, ont été prises. Un valet annonce que le roi africain Babo fait apporter à Monsieur, en cadeau d'anniversaire, un grand oiseau qui parle. L'acteur-oiseau, portant un masque, s'exprime noblement. C'est du Goethe, du Dante, du Tuttiquanti qui sort de son masque en porte-voix, dès qu'on lui montre des billets de banque. Et comme Daniel Boukman, pour être poète,n'en est pas moins capable d'une saine méchanceté, il met dans le bec de son perroquet humaniste un extrait de « Credo des sangmêlé» ou « Je veux chanter la France » de Gilbert Gratiant. Les cadeaux arrivent : un éléphant, une ombrelle au manche d'ivoire incrusté de pierres précieuses. Mgr Goupillon, pour sa part, offre un ciboire qui servira de boîte à bonbons. Mais toute police a ses moments de distraction et voici que surgit, par une trappe, une étrange visiteuse qui presque aussitôt s'évanouit en fumée. C'est la Mort, celle de tout un monde.
Sur le plan inférieur, le roi africain Babo, dont on achève la toilette, tient aux Ventres creux, qu'encadrent les policiers, un discours qui signifie en clair que l'on est pour l'indépendance aménagée en néocolonialisme et pas du tout pour la démocratie source de désordre.On passe et repasse ainsi d'un plan à l'autre, sans que jamais la pièce tombe dans le réalisme au premier degré. On retrouve la Mort qui, annoncée cette fois (et l'on pense à Vitrac) sous le nom de comtesse Angélique Mangetout, entre, porteuse d'un globe auquel elle va mettre le feu et que l'on se repasse de main à main, dans l'affolement général... La pièce est peut-être un peu étale, et contient trop d'énumérations qui semblent parfois gratuites et pourraient disparaîtresans dommage à la scène. Mais il est bien évident que Daniel Boukman a le sens du théâtre, de l'humour, une vision poétique et si la fin est sans surprise, elle est en tout cas très belle. C'est la lutte des Ventres creux contre les Ventres pleins, que symbolise la danse antillaise des « mayolleurs », c'est-à-dire des bâtons. La Mort et l'Espoir luttent, et les Ventres pleins apeurés se serrent autour de l'Archevêque, priant avec lui Notre-Dame, la sainte madone de l'Occident « aux entrailles pleines de cathédrales gothiques, de bombardiers géants... ». Une oeuvre qui n'emprunte qu'aux moyens
spécifiquement théâtraux et dans laquelle l'allégorie se fait chair. Cette satire du néocolonialisme est une belle pièce, et fort gaie. On pense à Césaire, pour le lyrisme, à Genet, pour la dérision cérémonieuse."