Chants pour hâter la mort du temps des Orphée

Année de publication: 1967

 

BOUKMAN Daniel                  Chants pour hâter la mort du temps des Orphée ou Madinina île esclave, poèmes dramatiques, collection "Théâtre africain", n°2, P. J. Oswald, septembre 1967. -113p.

Ce deuxième volume de la collection "Théâtre africain" est un recueil de trois chants, trois poèmes dramatiques écrits entre 1957 et juillet 1962 par le Martiniquais Daniel Boukman. Ils ont comme point commun Madinina, nom de la Martinique avant sa colonisation et l'esclavagisation de l'île. À leur parution, en septembre 1967, leur auteur, qui vit en Algérie, est toujours sous le coup, en France, d'une condamnation pour "désertion".


Les voix des sirènes est daté de 1957. Durant une nuit, du coucher au lever du soleil, procès onirique d’un meurtrier, qui n’explique pas les raisons de son geste ni n’exprime de regret, tandis que s’opposent deux groupes : celui de ses détracteurs, partisans de l'ordre, membres de la classe dirigeante blanche (La marquise, Arlequin, Pierrot) et celui de ses défenseurs noirs (Mariane, le diable, la diablesse traditionnelle)."Vous voulez savoir pourquoi il a tué ? (...) Pourquoi Compère Lapin, Compère Cabritt, Compère Chouval ont disparu de nos campagnes ...Pourquoi la betterave occupe la place du topinambour, la pomme celle de la sapotille... Pourquoi le mimosa a chassé l'arum, le sapin le filao, la morue le poisson volant ? "

Cette construction est reprise différemment quatre ans plus tard dans Des voix dans une prison (décembre 1961) : alors que le soleil se lève, dernières minutes dans la tête d'un homme de 25 ans qui va être guillotiné pour avoir jeté une bombe dans un commissariat et fait trois blessés parmi les policiers.  L'homme, "ce nègre, ingrat, qui a cherché à tuer ses bienfaiteurs" a revendiqué durant le procès la responsabilité de son acte : "Je n’ai qu’un regret, le regret qu’il ne fut conduit à son extrême limite. Mon geste, je veux qu’il soit comme l’étincelle des incendies prochains." Des voix tentatrices tentent de semer le doute, jugent son action inutile, son projet chimérique, tandis que le Passé lui rappelle "les esclaves d’Afrique, nos pères, brûleurs d’habitations, empoisonneurs de sources, grands nègres brisant leurs chaînes" et que l’Avenir évoque les Antilles "nation future au drapeau bigarré", "archipel à la verte chevelure de canne déployée dans le vent / bel arc / que bandera demain / le peuple libre des Amériques deyankeenisées".


Orphée nègre (juillet 1962) est dédié à Frantz Fanon. Le titre ne renvoie pas à Orfeo negro de Marcel Camus ou à la pièce de Vinicius de Moraes à l’origine du film. Il est une allusion directe à Orphée noir, titre de la préface de Sartre à L’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française publiée par Léopold Sédar Senghor en 1948 à l’occasion du centenaire de la Révolution de 1848 et de la publication des décrets abolissant définitivement l’esclavage et instituant l’instruction gratuite et obligatoire dans les colonies. La pièce commence par la découverte du cadavre du célèbre poète noir, Orphée, "chantre de la Négritude / Eurydice retrouvée". Le but de différentes personnes, dont un banquier, c’est de vite le ramener à la vie pour qu’il puisse continuer ses "diversions poétiques" qui masquent la réalité. Pour le médecin légiste, il n’y a pas de doute : le corps a été entaillé d’une vingtaine de coups de coutelas, c’est un crime de sauvage, voire "rituel". Pour l’inspecteur, il n’y a pas de doute, c’est un crime politique, un attentat : les écrits d’Orphée étaient inoffensifs "dans la mesure où le social n’était pas ouvertement et de façon explicite, mis en question. (…) L'exploitation, le mépris, la brutalité étaient présentés en blanc; l’astuce était de les peindre en noir ! Ce que nous avons fait d’autant plus facilement que la poésie d’Orphée avait allumé des appétits féroces au sein de la bourgeoisie moyenne, constituée de nègres de tout teint… Nous avons rempli leurs gueules de fric et d’honneurs, poussé les plus sûrs aux postes de commande, et le tour était joué." Effectivement un groupe d’hommes (coupeur de cannes, ouvrier, docker, pêcheur) a pris conscience que " la reconnaissance à Orphée ne doit pas nous faire, aujourd’hui, marcher, comme lui, dans les nuages… Nos problèmes, l’exploitation des colons, le chômage huit mois sur douze, l’exil pour chercher du travail, notre misère bleue, c’est ici, dans cette île qu’elle se trouve." Collectivement, ils l'ont tué. "Nous n’avons plus besoin d’Orphée. " Pour mémoire, Aimé Césaire, l’Orphée martiniquais, responsable de la départementalisation de l'île - jamais nommé dans la pièce de Boukman - sera député de la Martinique de 1945 à 1993 et maire de Fort-de-France durant cinquante-six années consécutives, de 1945 à 2001.  

Le recueil fera l'objet d'un retirage au troisième trimestre 1970, avec l'annonce de la parution prochaine de trois autres pièces de Boukman : Les négriers, Ventres Pleins Ventres Creux et Le prince amoureux.