m = M

Année de publication: 1973

   

 POMMERET  Xavier      m = M, les mineurs sont Majeurs, heptalogie en hypotypose en forme de messe noire sur les barricades, texte d'Antoine Vitez en quatrième de couverture, collection "Théâtre en France", P. J. Oswald, achevé d'imprimer en juillet 1973 par Daniel Chénel imprimeur à Honfleur.-138 p.

Écrite de 1966 à 1969, entre Rueil et Royan, la pièce est une heptalogie divisée en deux parties : la première de trois scènes (trilogie), la deuxième de quatre scènes (tétralogie). Le titre renvoie à la grande grève des mineurs de 1961 qui les vit converger de toute la France pour une manifestation nationale à Paris. Comme l'indique Vitez, "la pièce se déroule selon des espaces et des temps gigognes" où communiquent, sont présentes les répressions des révoltes ouvrières en France : des Canuts en 1831, de  juin 1848, de la Semaine sanglante de la Commune de Paris en mai 1871, du 1er mai 1892 à Fourmies... En premier-plan, un tableau de la France sous le gaullisme pompidolien (patronat, syndicats, télévision, radios nationale et périphériques, sondages d'opinion,  publicité...). Réécriture des accords de Grenelle. Évocation aussi de la répression des étudiants à Mexico en 1968, à la veille des Jeux olympiques.

Création le 19 juillet 1973, par Antoine Vitez et le Théâtre des Quartiers d'Ivry, lors du XXVIIème festival d'Avignon, dans le cadre de "Théâtre Ouvert" dirigé par Lucien Attoun, à la chapelle des Pénitents Blancs, avec Jean-Pierre Colin, Jérôme Deschamps, Jean-Claude Durand, Christine Gagnieux, Murray Grönwall, Patrice Kerbrat, Salah Teskouk, Agnès Vanier.

Trois jours après le début d'une série de représentations au Théâtre des Quartiers d'Ivry (16 septembre - 18 octobre 1973), Michel Cournot fit successivement, dans Le Monde, deux longs articles, les 19 octobre et 20 octobre 1973.

« Le titre de la pièce de Xavier Pommeret, mise en scène par Antoine Vitez, m = M, est revêche. Affublée d'un nom pareil, cette pièce, dès l'instant où elle s'annonce, ne tend pas la main, fait la tête. C'est dommage, parce que m = M est une personne passionnante, qui gagne à être connue. Facilitons donc les présentations en expliquant simplement ce que ce titre veut dire. D'une richesse d'orchestration exceptionnelle, cette pièce est écrite, si l'on veut, sur plusieurs portées. L'une des portées a pour prétexte la longue grève des mineurs de 1961. Xavier Pommeret, tenant compte du comportement si responsable des mineurs au cours de cette grève, a été attiré par un jeu de mots imbécile : " les mineurs sont Majeurs ", idée mieux exprimée, tant qu'à faire, par un personnage de la pièce qui dit : " Les mineurs sont des hommes, et majeurs. " D'où, en abrégé, l'équation m = M (m minuscule égale M majuscule). À première vue, cette astuce pas géniale a deux excuses. Objectivement, la formule algébrique correspond à l'attitude avant tout numérale, comptable, de l'employeur et du ministère, au cours d'un conflit de ce genre. Cette attitude est aggravée par l'entrée en jeu des ordinateurs. Subjectivement, Pommeret indique, par cette plaisanterie dérisoire, d'une part, que la suite des événements a, comme d'habitude, jusqu'à un certain point, " tourné en dérision " la tentative des mineurs, et, d'autre part, que lui, Xavier Pommeret, s'attaquant à un sujet de cette gravité, n'est, en tout état de cause, qu'un gamin. Ce n'est là que la première vue, de surface. À y regarder de plus près, on se dit que Pommeret, entier ou fébrile, n'a pas pu attendre, et que, dès le titre, il a voulu, comme il va le faire par la suite au cours de la pièce, bousculer la routine, apporter aux gens un outil nouveau, des yeux neufs. On parle très rarement des titres, qui, cependant, ont une fonction primordiale dans la vie des livres, des pièces. Quel aurait été l'avenir du premier livre de Sartre, La Nausée, si Gaston Gallimard l'avait publia sous le titre que Sartre proposait : Melancholia ? Car le titre se montre d'emblée, sans accompagnement, à la multitude, et l'on n'est pas obligé de connoter le mot " melancholia " en se disant, par exemple, que c'est aussi le titre d'une œuvre de Durer ou le titre que Baudelaire se proposait de donner à quelque chose. À la suite de la soi-disant " tragi-comédie " de Jean Ristat qui vient de paraître, l'Entrée dans la baie et la prise de la ville de Rio-de-Janeiro en 1711, est publié un entretien entre Jean Ristat et Barthes qui aborde, pour une fois, cette question des titres. Ristat prend les titres au sérieux, puisque, pour lui, un livre sans titre serait, dit-il, "acéphale". Mais il reconsidère de fond en comble la mission du titre. Il veut "annuler, piéger le titre, abolir son privilège". Le titre est pour lui "lancement du texte, éclairage de la scène, mais aussi parodie, dérision". Mais Ristat ne perd pas le nord, et les titres de ses livres, comme le Lit de Nicolas Boileau et de Jules Verne, et même ses titres de chapitres, comme " la Baignoire de Charlotte Corday", mettent, disons-le crûment, l'eau à la bouche. Pommeret, c'est le contraire : m = M, c'est plus qu'un titre énigmatique, c'est un titre rebutant. Or le titre, nous n'y pouvons rien, a un emploi courant, pratique. Parfois, mensongèrement, il annonce la couleur, mais il l'annonce. Prenons le cas de cet article, ici présent, sur m = M. L'usage est ici de titrer la critique dramatique par le titre même de la pièce envisagée. Si l'on écrit, en tête de cette critique, m = M, la réaction spontanée du lecteur peut être négative. Il peut se dire que la pièce dont il s'agit fait partie de la cohorte de l'"anti-théâtre", de ces spectacles sans queue ni texte qui font appel à la "gestuelle", qui d'abord ont surpris, mais qui, à la longue, ressemblent surtout à des duplicata pâlichons et fastidieux du film de François Reichen-bach sur les " M ", pardon : sur les " Marines ". Or m = M est tout le contraire : on ne cesse pas d'y parler, et tout ce qu'on y dit est poignant. Si, pour éviter ce malentendu, on donne comme titre à cette critique le sous-titre que propose Pommeret, Les mineurs sont majeurs, le lecteur va se dire que ça commence vraiment mal, que pour avoir choisi cette astuce vaseuse comme titre l'auteur ne peut être qu'un débile mental, un arriéré, que dans ces conditions peu importe le boniment du critique, et il passera, le lecteur, à autre chose. Or, justement, on voit très rarement une pièce aussi intelligente, éclairante, que m = M. Une pièce aussi active, qui oblige le public à changer ses habitudes. Et voilà : Xavier Pommeret, déjà, marque un point : il a empêché le critique, le journal, de suivre leurs habitudes. Avec ce titre à coucher dehors, il nous a conduits à ne pas parler tout droit de la pièce, comme on fait normalement, mais d'abord du titre. Il nous a conduits, ce qui est tout de même un peu fort, à publier un premier article, que voici, portant uniquement sur le titre, m = M - article qui, d'ailleurs, soit dit en passant, ne fait peut-être qu'aggraver la situation, - et à publier demain un deuxième article sur ce qui vient après le titre. Toutefois, Xavier Pommeret n'a pas gagné sur toute la ligne. Car ce commentaire sur le titre de sa pièce, nous ne pouvons quand même le titrer que m = M, ce qui nous ramène au point de départ, sans gain notable. L'après-titre à demain. »  Michel Cournot, Le Monde, 19 octobre 1973.

«  L'action de la pièce de Xavier Pommeret, m = M ( Voir Avant-propos inhabituel sur un titre à coucher dehors : m s± M in Le Monde des arts et des spectacles du 19 octobre 1973.) se situe d'abord en Lorraine, juste à la veille de la grève des mineurs de 1961. Nous sommes dans la cuisine d'un leader C.G.T., Joseph Blondeau. Sa femme, Henriette, et sa fille, Marie, l'attendent pour le dîner. Il rentre en retard, annonce que la grève commence demain. Henriette a quarante ans; cela fait vingt ans qu'avec Joseph elle mène la vie que l'on sait, et lutte. Son premier mouvement, à l'annonce de la grève, est d'avoir quand même peur. Marie, la fille, a dix-huit ans. Quoique ayant vécu depuis sa première enfance dans un foyer pauvre (l'action politique du père y est pour quelque chose), elle n'est pas encore dans le coup, d'autant plus qu'elle est travaillée chaque jour par Europe 1, des magazines, les affiches, tout le tremblement connu. Arrivent la sœur d'Henriette, et son mari, lequel est ouvrier aussi, mais qui a choisi l'heure supplémentaire, l'obéissance. Ils viennent d'acheter une machine à laver la vaisselle. Puis entre un jeune syndicaliste de vingt-sept ans, François, aussi combattant que Joseph Blondeau, mais d'un autre esprit, et qui aime Marie.

Entre ces six personnages, en quelques minutes, avec une force et une précision incroyables, Xavier Pommeret dresse le tableau complet des intentions de courages, des risques, des conflits, qui ont lieu, à l'heure d'une grande grève, dans le cœur et dans la tête des femmes et des hommes qui la font. Individus, sexes, générations, caractères, rien ne concorde exactement, et même il y a des heurts. Mais l'unité du combat commande. Depuis qu' Eiseinstein a fait son film la Grève, plusieurs données de la lutte ont changé. Dans l'ordre de l'art, ce premier tableau de m = M est ce que l'on a fait de plus informé, de plus révélant, sur une grève d'aujourd'hui. Pommeret s'y confirme un dramaturge de premier ordre. Tout est dit.

Le deuxième tableau présente le directeur du cabinet du premier ministre, le vice-président du C.N.P.F., le secrétaire général d'un syndicat chèvre et chou, et leurs épouses, déjeunant le dimanche dans la résidence secondaire du directeur de cabinet. La grève vient de commencer. La facture de ce tableau est plus simple que celle du premier, chez Blondeau. C'est que la grève est perçue ici d'une façon plus élémentaire, plus chiffrée. C'est aussi que la vie de ces gens-là a été moins difficile, qu'ils ont moins à perdre, moins à gagner, et que dans leur tête il se passe moins de choses à la fois. Voilà pourquoi ce deuxième tableau penche légèrement vers l'ironie, nuance qui se précise dans le troisième tableau : un studio de la télévision, où un réalisateur en vogue met en scène l'allocution du premier ministre. Plus exactement, il cherche comment faire V " impact télévisuel " de ce premier ministre apparaissant faible en comparaison de celui de de Gaulle. Au cours de ce tableau, qui frise exprès le comique de cabaret, le réalisateur invente la célèbre formule de la " causerie au coin du feu ".

Dans ces trois premiers tableaux, Xavier Pommeret a mis en place, avec un sens du raccourci et de l'efficacité stupéfiant, les forces en présence, l'ensemble des intérêts et des moyens en jeu, et l'arme télévision. À noter que chacun de ces trois tableaux obéit à des catégories mentales, à des genres représentatifs, foncièrement différents. Et c'est pourquoi tout est si défini, si clair. Xavier Pommeret va pouvoir passer à la pièce elle-même.

Un grand espace dehors, mi-prairie mi-terrain vague, à Poissy-lès-Tours, entre la Lorraine et Paris. Les mineurs ont entrepris une marche générale sur Paris. Ils ont fait halte pour la nuit. Ici, Pommeret échappe à tous les genres. Pour donner une idée, les références - lointaines - pourraient être Breughel, un mélange de Godard et des Marx Brothers, le Kafka des derniers chapitres de l'Amérique, peut-être un peu Jerry Lewis lorsqu'il ne fait pas l'imbécile, et, à notre avis, Antoine Vitez, le metteur en scène, fait fausse route lorsqu'il évoque, à propos de m = M, le cinéaste malgré tout très chrétien Bunuel ou l'Américain malgré tout très in, design, William Klein.

Ce qui se passe au camp de Poissy-lès-Tours dépasse l'imagination, et pourtant c'est vrai. Une caravane publicitaire a suivi la marche des mineurs, grossissant de jour en jour, ainsi que des vendeurs motorisés de sandwiches, de boissons, etc., comme si c'était le Tour de France. Les postes de radio périphériques sont là, composant pour des millions de Français à l'écoute un invraisemblable mille-feuilles, alternant les tranches d'ondes sur le slip Un tel, le parfum Un tel, l'essence Une telle, et les tranches d'ondes sur des épiphénomènes totalement dépolitisés de la marche des mineurs, notamment en exploitant à fond le " sex-appeal " de Marie Blondeau, qui se laisse faire sans comprendre parce qu'elle est ivre de fatigue et aussi parce que depuis des années elle est secrètement pincée par le charme de la voix d'un des speakers de la radio, qui est là, dans les bras de qui elle tombe. La télé participe à ce cauchemar organisé, sous la baguette d'un présentateur prénommé Léon.

Une fois que Xavier Pommeret nous a clairement installés dans ce maelström hallucinatoire dont nous savons qu'il est exact, il lui est loisible de nous entraîner, aussi clairement, dans un deuxième maelström parallèle au premier, et autrement réfléchi. À la foire de Poissy-lès-Tours il mélange une séance d'un tribunal de Poissy où les juges repoussent une plainte des ouvriers C.G.T. et C.F.T.C. d'une usine d'automobiles, au sujet d'élections truquées par la direction, puis c'est les événements de Fourmies en 1892, où la troupe tira sur la foule, puis c'est les accords de Grenelle autour d'une table verte (traités en caricature comme si des Sioux discutaient avec le shériff des réserves indiennes), puis c'est une fusillade d'étudiants sur la place des Trois-Cultures, à Mexico. Tout cela se confond au capharnaüm de Poissy-lès-Tours jusqu'au moment où un officier abat Marie Blondeau avec un revolver " civil " et met le revolver dans la main de François, le jeune syndicaliste du premier tableau, qui vient d'être assommé. Discours radiotélévisé du premier ministre, les syndicats cèdent, les mineurs rentrent dans leurs " réserves ", comme les Indiens, c'est le 1er mai, long week-end, et, avec le ramdam de la télé et des postes périphériques, les C.R.S. embraient illico sur une " opération primevère ", fin de la pièce.

Vu l'importance de cette pièce, nous avons cru devoir en résumer au moins la teneur, pour tous les lecteurs qui ne verront pas le spectacle. S'ils se procurent le texte, publié, nous l'avons dit, par P. -J. Oswald en édition de poche, ils verront aussi que Pommeret dispose d'un langage extrêmement fort, actuel, précis, d'une charge poétique intense malgré sa simplicité. Que penser de la mise en scène ?

L'un des meilleurs hommes de théâtre d'aujourd'hui, Antoine Vitez, a choisi, avec le concours de huit jeunes comédiens exceptionnels, le parti pris du dépouillement absolu. Aucun décor. Juste une table recouverte d'une nappe blanche. Tout le pouvoir d'évocation est donné aux voix des acteurs, qui sont immobiles autour de la table, sauf quand, par moments, ils tombent et se recroquevillent, immobiles toujours, comme des hommes brûlés et tordus par on ne sait quelle explosion atomique, ou plutôt par la brûlure interne, par le pourrissement subit des monstruosités dont ils sont les porte-parole. Cette mise en scène est admirable dans la mesure où elle oblige le public à un travail perceptif et, si l'on peut dire, " politique ", passionnant, et d'ailleurs assez aisé à faire, dans la mesure aussi où elle met en pleine lumière toutes les lignes essentielles de l'événement, et rien qu'elles.

Cette mise en scène a cependant le défaut de donner à cette pièce politique une nuance curieusement religieuse que le sous-titre un peu canular de Pommeret. " Heptalogie en hypotypose en forme de messe noire sur les barricades " n'autorisait pas. Une messe noire n'est pas une messe. Cette table d'Antoine Vitez, recouverte d'une nappe blanche à laquelle l'éclairage donne sans cesse une présence obsédante et surnaturelle, c'est la table de l'autel, c'est la table de communion, et aussi la table de la Cène. Cela est très particulier. Et lorsque l'on voit que Vitez, au Théâtre de Chaillot, se propose de monter cette année un spectacle pour enfants sur les miracles de l'Évangile, on est conduit à se demander si l'un des metteurs en scène, qui travaillait jusqu'ici dans le sens de la libération d'une certaine classe, n'est pas en train de vivre une conversion inattendue, sur laquelle il ne nous appartient pas d'ores et déjà de nous prononcer, mais qui laisse rêveur. » Michel Cournot, Le Monde, 20 octobre 1973.