J’ai confiance en la justice de mon pays

Année de publication: 1975

 

SCOFF Alain                    J’ai confiance en la justice de mon pays, dessin de couverture de Reiser, texte de Simone de Beauvoir au verso, collection "Théâtre en France", P. J. Oswald,  octobre 1975.  -115p.

"Oui, j'ai confiance en la justice de mon pays, car il est fini le temps où La Fontaine pouvait dire : Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir selon que vous serez puissant ou misérable."

Pièce sur les violences policières, la complaisance de la justice envers la police, l'impunité de la police mais aussi le racisme anti-jeunes, la collusion entre l'État et la système hospitalier, à travers l'histoire exemplaire de Jean-Pierre Thévenin, ouvrier de 24 ans, retrouvé mort dans une cellule du commissariat de Chambéry, le dimanche 15 décembre 1968. Le 14 février 1972, la Cour d'appel de Lyon confirme les deux précédentes décisions de non-lieu, qui devient définitif le 5 février 1973. L'achèvement d'écriture de la pièce est daté du 19 août 1973. Le spectacle sera créé par le Théâtre Bulle en septembre avec Rachel Salik, Jean-Pierre Bagot, Jean-Loup Bourel, Pierre Charras, Catherine Fournet, Germinal, Sophie Clamirand, Roland Magdane, Claude Naville, Alain Scoff, Rémy Terrade. Le texte est autoédité la même année par le Théâtre Bulle. Le livre sort des presses de l'imprimerie Gilles Tautin, avec un dessin de Siné en couverture et un dessin de Reiser au verso. C'est ce même dessin de Reiser qui est repris deux ans plus tard pour l'édition de P.J. Oswald ; le dessin de Siné a été remplacé au verso par un texte de Simone de Beauvoir.

Parmi les différentes images fortes du texte et du spectacle : celle du dévoilement de la statue de la Justice représentée par un policier, une balance à la main, un revolver dans l'autre, à ses pieds agenouillée une Marianne nue, coiffée d'un bonnet phrygien, suce le canon de l'arme ; celle du père et de la mère de Thévenin tirant le cercueil de leur fils à travers les rues de Chambéry. L'une des dernières scènes montre Marcellin, le ministre de l'Intérieur de l'époque, se félicitant de l'issue de l'affaire : il est interrompu par un gendarme lui annonçant la mort de Malika Yesid, petite fille algérienne de huit ans, décédée à Fresnes suite à la gifle d'un gendarme *.

Précédemment, en mai 1973, sur la même affaire Thévenin, P. J. Oswald avait publié Massacre à Chambéry, pièce de Jean Kergrist. Sur les décès dans les commissariats de police, voir aussi Trois secondes dans la vie d’un Milanais (Chroniques policières), publié par P.J. Oswald en octobre 1973.

* Le dimanche 20 janvier 1974, à 15h, le Théâtre-Bulle était venu jouer J'ai confiance en la justice de mon pays, à la MJC de Fresnes, dans la ville même où, quelques mois auparavant, le 28 juin 1973,  Malika, 8 ans, était morte " à la suite d'un interrogatoire de police." Rebonds : cinquante ans après, le 7 avril 2023, Jennifer Yesid, nièce de Malika, seule survivante de la famille, publie, aux éditions Hors d’atteinte, " Malika, généalogie d’un crime policier ", dans lequel elle fait le récit d’un crime impuni qui a eu des répercussions sur plusieurs générations. https://histoirecoloniale.net/Malika-genealogie-d-un-crime-policier-de-Jennifer-Yezid.html

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Ci-dessous, article de Jean-Michel Palmier (1944-1998), paru dans Politique Hebdo, le 1er novembre 1973. " Ils sont là, le père et la mère, graves et émouvants, trainant sur la scène avec des cordes ce cercueil de leur fils, interrogeant les médecins, les policiers, les avocats, les avoués, les juges, les témoins, s’efforçant de comprendre comment et pourquoi Jean-Pierre T., jeune ouvrier de 24 ans, a trouvé la mort dans un commissariat, lors d’une garde à vue. La pièce fait mal. Et quand on quitte la salle, il est dur de ne pas parler à ses voisins. Aussi, presque spontanément des groupes se sont constitués qui la commentent et s’interrogent sur les actions possibles pour que de tels évènements ne se reproduisent plus impunément. L’affaire Thévenin (la mort suspecte d’un jeune homme au commissariat de Chambéry) est bien connue. Aujourd’hui une pièce, une pièce au vitriol qu’il faut voir à tout prix car on peut parier qu’elle ne restera pas longtemps à l’affiche. Conçue comme un spectacle de télé-vérité, la télévision objective et impartiale qui propose de faire la lumière sur l’affaire et envoie à Chambéry son présentateur le plus sympathique, le plus gai pour rassurer les téléspectateurs; après avoir fait défiler tous les témoins, évoquer tous les aspects de l’affaire, sauf quelques-uns que l’on coupe parce qu’ils ne correspondent pas au scénario établi, la télévision montre la bonne foi de la police et le beau travail de la justice. Conçue dans l’esprit des mistères -Bouffes de Maïakovski, c’est une féerie cinglante où l’on voit défiler des petits pantins dans un guignol, où figurent les policiers, les juges, les avocats tirés par des fils invisibles que sont « les appels téléphoniques en haut lieu  » que l’on donne dans les coulisses. Seul ce cercueil, cette femme et cet homme en noir sont réels comme l’appel que lance la mère de Jean-Pierre Thévenin :  » Je me suis dit que moi, mon fils, il faut que je lutte pour sa mémoire mais il est pourri dans un cercueil. » A la fin du spectacle, – mais est-ce un spectacle ? - une libre discussion réunit les spectateurs, des militants, des avocats, des jeunes qui s’efforcent de dégager les possibilités de lutte contre de tels actes. On y parle du rôle du théâtre, mais surtout de la garde à vue, de sa légitimité, des « bavures » commises par certains policiers, et de l’impuissance du simple citoyen confronté à l’impunité des représentants des forces de l’ordre. On y parle aussi des rapports entre la justice et la police et comment un grain de sable peut enrayer la machine. Par-delà la mort de Jean-Pierre Thévenin, il y a aussi le problème de la répression contre les jeunes, la tristesse de leur vie dans les grands ensembles qui sont évoqués. Un nom, un prénom prononcé souvent : Malika, l’histoire d’une autre petite fille morte à la suite d’une intervention policière. Il faut voir cette pièce à tout prix. Il faut y envoyer tout le monde. Les militants mais aussi les jeunes de la banlieue et souhaiter que des policiers aient le courage de la voir, pour comprendre comment et pourquoi Mme Thévenin a perdu confiance dans la justice de son pays."

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Du 18 au 23 mars 1974, 20h30, la pièce est jouée au Théâtre 140, Bruxelles. Voici deux articles parus dans la presse belge.

"Une parodie burlesque et bouleversante.  Le 15 décembre 1968 (six mois après Mai), Jean-Pierre Thévenin, vingt-quatre ans, sain de corps et d'esprit, entre dans un commissariat de police de Chambéry « la troisième spécialité de la ville après la fondue savoyarde et les chasseurs alpins ». Vivant. On l'en ressort quelques heures plus tard. Mort. Version officielle : le suicide. A travers une lucarne de seize centimètres placée à plus de deux mètres de hauteur... Version qui n'arrange par les parents de Thévenin. Ils engagent procès après procès, alertent la presse et la Ligue des droits de l'Homme, mènent leur propre enquête. Aux non-lieu succèdent les non-lieu. Le dernier en date, (5 février 1973) semble définitif. On juge l'appel irrecevable. On clôt l'instruction. On maintient la thèse du suicide. On met la bougie sous le boisseau. C'est tout de même aller un peu vite en besogne et compter sans Alain Scoff et le Théâtre Bulle de Paris. Pour eux, cette affaire est truquée. La télévision officielle a menti, même si elle n'a pratiquement pas donné d'informations. Télé-Véritas. Et quand le ministre de l'Intérieur « Marcelinette » s'est félicité de la collaboration entre les forces de la joie et les forces de l'ordre, ils ont trouvé ça très rigolo. Scoff ouvre tout grand, avec un non moins grand éclat de rire, un des dossiers noirs de la police française. Son travail, dans un premier temps, est celui d'un journaliste. Il collecte tout ce qui, de loin ou de près, a touché à l'affaire. Les faits contenus dans « J'ai confiance » sont ainsi, même incomplets, rigoureusement exacts. Il ajoute alors à sa reconstitution des événements un interlude. Histoire de ne pas trop s'attendrir et de se marrer un brin. Confie ce rôle à un présentateur du style dents blanches haleine fraîche, festonné de neuf, dont le reportage sur l'affaire est réalisé pour le compte de Télé-Véritas. Faut-il le souligner, à grands coups de ciseaux, de bluff et de maquillages tous azimuts. C'est en sa compagnie qu'on remonte toutes les filières.C'est l'interne qui a refusé le permis d'inhumer. Il avait constaté des traces suspectes sur le corps de Jean-Pierre et qui, au fil de l'instruction et des pressions, dilue progressivement son témoignage initial. C'est la tenancière du bistrot où Thévenin et un copain étaient allés boire un verre. On lui retire sa licence. Elle avait osé proclamer que son client ne buvait pas d’alcool. Ce sont encore les médecins légistes qui concluent tous à des morts différentes : étranglement, crise d'éthylisme. hémorragie pulmonaire, asphyxie foudroyante, crise cardiaque, mort naturelle d'origine purement pathologique! Et puis il y a les parents. La mère, une femme de ménage qui remuerait ciel et terre pour dénoncer les policiers de Chambéry et leur « petite bavure » et qui écrira « On m'a tellement dit de me taire que ça m'a donné la force d'une panthère noire ». Et le père, anonyme dans son manteau sombre et qui tire le cercueil de leur fils. Ainsi donc, sa machine à remonter les truquages, Alain Scoff l'approvisionne à toutes chaudières. Un pied dans le cabaret. Avec ses grandes tapes dans le dos et ailleurs. Avec ses gros traits à la Ubu pimentés encore d'une partie chantée ou tout bonnement instrumentale. Il faut voir les deux C.R.S. casques en tête, faire crisser leurs guitares électriques ! S'il ne lésine jamais sur la caricature, le pied de nez et la franche rigolade, c'est sans doute qu'on n'a jamais si bien dissimulé l'écœurement que sous le rire. Car il en a fallu de l'écœurement et du bon sentiment pour oser de la sorte défier le pouvoir en France et monter cette parodie burlesque, féroce et bouleversante (dont l'impact n'est politique que par rapport aux questions qu'elle suscite) dans le pays même où les faits se sont déroulés. Il est tellement plus facile de fureter du côté du voisin. Ils sont une bonne dizaine à mener ce spectacle tambour battant. Rachel Salik, Pierre Charras, Jean-Pierre Bagot. Roland Magdane, Jean Loup Bourrel, Claude Naville, Germinal, Catherine Fournet, Sophie Clamagirand, Remy Terrade, Jacques Leobold. Tous aussi importants les uns que les autres. Comme l'est ce « J'ai confiance » dérisoire et manifeste." André Drossart (1942-1994), Le Soir, 20 mars 1974.

 

"Donner la bastonnade à Pandore est aussi vieux que guignol ! Ce que présente le Théâtre parisien de la Bulle au « 140 », c'est guignol, justement. Une charge contre Pandore et Thémis, lesquels en ont l'habitude depuis que les auteurs dénoncent ce qu'ils considèrent comme des injustices ou les vilenies d'une époque. Longue est cette liste d'oeuvres protestataires. Elle va de « Sacco et Vanzetti » au Dario Fo de « Cette Dame est à jeter », en passant par « La Tête des autres », « Andorra », « Les Rosenberg ne veulent pas mourir », ou des films comme « Justice est faite », « Nous sommes tous des assassins », « Z », etc… Au Théâtre de la Bulle, les événements évoqués n'ont trait ni à Dallas, ni à Gandhi, ni à Dreyfus, ni à Puig Antich, mais à un jeune garçon qui, en 1968, fut trouvé mort dans une cellule en France, après une rafle, et dont la disparition fut officiellement attribuée à un suicide, officieusement aux séquelles de brutalités policières. Ce genre de sujet est toujours développé dans le même moule : dénonciation de l'injustice, appel à la conscience universelle, on dirait un tract, bourré de slogans. Avec des caractères schématisés à gros traits : pauvres innocents et salauds d'oppresseurs. Ici, toutefois, le manichéisme par trop primaire est relativement évité, encore que « la Bulle » ne fait pas mystère du camp retranché qu'il choisit derrière les barricades. En ce qui concerne la formulation, par ailleurs, on reconnaîtra que c'est du beau travail : théâtrologie moderne, cohérente, rapide, elliptique, la bouffonnerie burlesque visant outre les cibles précitées, la stupidité du petit écran avec ses aboyeurs, ses camelots de l'information « téléguidée », tronquant les faits. Flanqué de majorettes en mini-jupe tricolore, le titulaire du rôle du bonimenteur, J.-P. Bagot, y va d'ailleurs d'un récital très cocasse : Guy Lux revu par les tranches de Claude François. Quant au beau visage noble de Rachel Salik, il symbolise, en contrepoint, une « Mater Dolorosa » nullement résignée, mais soucieuse de proclamer sa contestation. Ainsi la mise en scène évite-elle la sécheresse d'un rapport ou l'ennui fastidieux d'un cours du soir politique. Du théâtre engagé qui avoue ses limites quant au propos (généreux) mais qui dit bien ce qu'il a à dire." J. P., La Libre Belgique, 20 mars 1974.