Complainte des mendiants arabes de la Casbah...

Année de publication: 1960

 

DJAFER Ait            Complainte des mendiants de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père, notice de Francis Jeanson, frontispice avec un portrait de l’auteur d’Henri Kréa, collection "L’aube dissout les monstres", n°10, Pierre Jean Oswald, 13 rue Charles-V, Paris (4ème), mars 1960. - 43p.

L’oralité et la théâtralité de ce court monologue qui commence par un toast sanglant - "Je lève mon verre plein de sang à la santé de ceux qui sont en bonne santé" - ne furent pas saisies d’emblée.  L’ordre des six premiers mots  - "Foule  Particuliers  Auditoire  Spectateurs Badauds Lecteurs" - désignant à qui s'adresse le locuteur, démontre amplement que ce qui fut considéré comme un "poème dramatique" - poème de la faim, du froid, de l’impossible sommeil,  poème de la liberté -  a été conçu par son auteur pour être dit (et "audité"), devant une assemblée, sur scène ou dans la rue.

Poète urbain, l’auteur de Complainte des mendiants arabes déambule dans les rues de deux villes : rue Dufour, rue de l’Ancienne comédie, rue de Buci, à Paris ; dans la Casbah d'Alger, rue de la Lyre avec ses arcades "cadavérifiées" de "500 mètres de carton" où les pauvres gens à la rue "s'emballent", rue Porte-neuve, marché de la place Randon, rue Bab Azoun, rue Bab-el-Oued, rue Franklin-Roosevelt enfin, épicentre  du drame auquel il assiste le 20 octobre 1949, 14h, et dont il témoigne : Ahmed Khouni, mendiant de 42 ans, mort de faim, tuberculeux, tue de sang-froid sa petite fille Yasmina, 9 ans, en la jetant par deux fois sous les roues d’un camion."J'étais là, quand le / Camion l'a écrasée /  Et que le sang a giclé." Deux ans plus tard, dans le Journal d'Alger du 30 octobre 1951, l'auteur découvre que Khouni avait été jugé irresponsable et envoyé dans un asile de fous. "Poltron excusable face à la guillotine tu as acheté pour la vie  La soupe  des accusés Et le pain des condamnés dans la prison chaude de ta conscience étouffée."

Si les éléments biographiques sur l’auteur de Complainte des mendiants arabes de la Casbah sont difficiles à réunir, il est plus aisé de reconstituer la chronologie des éditions de son texte.

Il est tout d'abord publié en 1951, à Alger, par la Jeunesse de l’Union Démocratique du Manifeste Algérien. Son auteur, Air Djafer, étudiant algérien, n’a alors que vingt-deux ans.

En janvier 1954, le texte passe l’autre rive de la Méditerranée. Il est publié dans le n°98 de la prestigieuse revue Les Temps modernes fondée par Sartre. Page 1227, il est présenté en quelques lignes, signées F. J. : Francis Jeanson, le gérant des Temps modernes.

Quand P.-J. Oswald édite le texte en mars 1960, augmenté d'un frontispice de Henri Kréa, dramaturge de Le Séisme, en reprenant la même notice de Francis Jeanson, la situation en France a beaucoup changé, notamment pour Jeanson, dont le nom - comme celui de Kréa - n'apparait pas en couverture. La guerre d’Algérie, commencée à la Toussaint 1954, s’intensifie. Le philosophe, l’intellectuel a choisi son camp. Jeanson est un de ces Français convaincus que "l'injuste et déshonorante" guerre d'Algérie est perdue, et qui pensent qu'une fois l'indépendance du pays acquise, il faudra que des liens soient encore possibles entre la France et le nouveau pouvoir. Il a monté un réseau de soutien au FNL : soutien matériel (transport, hébergements des militants, exfiltration en Suisse de l’argent collecté auprès des Algériens vivant en France) et soutien intellectuel avec le magazine de contre-information Vérité-Pour. Début 1960, Jeanson est recherché par la police. Le 24 février 1960, la presse révèle qu'une partie du réseau Jeanson a été démantelée. Le 15 avril, en plein Paris, Jeanson organise une conférence clandestine devant quinze journalistes dont rendra compte Georges Arnaud, puis disparaît. Début septembre commence sans lui le procès de vingt-quatre membres du réseau - parmi eux beaucoup de comédiens. Le début du procès coïncide avec le lancement de la "Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie" (ou "Manifeste des 121") dont la publication dans Les Temps  modernes (n°173-174) et dans Vérité-Liberté sera fortement contrariée par la censure. À l’issue du procès, Jeanson sera condamné par contumace à dix ans de réclusion pour haute trahison.

De son côté, comme d’autres éditeurs (Jérôme Lindon de Minuit, François Maspero, Nils Andersson de La Cité) P.-J. Oswald a aussi choisi son camp. En mai 1960, il publiera Barberousse, un témoignage signé Mustapha G…(probablement Mohamed Khemisti) sur la terrible prison d’Alger (Serkadji), avec une préface de Vercors et la participation de Robert Barrat, tous deux futurs signataires du Manifeste des 121. En 1961, P.-J. Oswald quittera la France car si c'est en toute légalité qu'il fait des travaux d'imprimerie pour l'éditeur Jean Grassin et sa collection "Poètes présents" ou pour l'ambassade de Cuba (La Parole de Marti, semence de la révolution, décembre 1960), clandestinement ses machines tournent aussi pour le FLN et le réseau Jeanson, et c'est 10, rue de Russie à Tunis, en juin 1962, qu'il publiera Théâtre algérien.

Il faudra attendre 1987 pour que Complainte des mendiants de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père soit redécouvert et publié par les éditions Bouchène, avec une préface de Kateb Yacine. Depuis, le monologue a été traduit en anglais, en catalan, en italien, porté à la scène en France, en Algérie,  en Belgique… 70 ans après, force est de constater que le parcours de ce texte est étonnant. Toujours vivant, toujours d’actualité, serait-il en passe de devenir un classique ? Permanence de la misère.

Georges Perpes.

Le peu que je sais sur Pierre-Jean Oswald : 1 Sacher-Masoch ou Le Christ orphelin   2 Le Séisme   3 Complainte des mendiants arabes de la Casbah  4 Théâtre algérien  5 L’ exil d’Albouri   Reflets.