Pourquoi et comment on a fait un assassin de Gaston D.

Année de publication: 1975

 

BENEDETTO André        Pourquoi et comment on a fait un assassin de Gaston D., photo de couverture de Frances Ashley, "Théâtre hors la France , P.J. Oswald,  juin 1975. -153p. 

 Benedetto revient sur l’affaire Gaston Dominici, 76 ans, paysan condamné en 1954 à la guillotine pour l’assassinat de trois touristes anglais (un couple et leur fille) sur la commune de Lurs, en 1952. Vingt ans après, à la suite des livres de Jean Giono, Gaston Domenech, Edmond Sebeille, Jean Laborde, il donne son explication. Tout est dans le titre. Il porte sur ce fait divers, qui eut un retentissement national, à la fois le regard de Franz Kafka (les maquis de la procédure, l’enquête policière, la tragédie) et surtout celui de Frantz Fanon (les maquis de la colonisation, l’enquête politique, l’ethnocide). «De Montségur au Larzac, du Larzac au Ventoux, du Ventoux à Albion, d’Albion à Fos, de Fos à Lurs, c’est une même histoire aux cent actes divers de la même situation dans ce pays.» Comme dans La Madone des ordures, usage à certains moments de l’occitan dans la bouche de certains personnages (Gaston Dominici, le commissaire, le gendarme).

Pièce créée le 8 juillet 1973 au festival de Montauban puis jouée six fois au Festival d’Avignon en alternance avec La Madone des ordures / Nostra dona dei bordilhas, avec Jacqueline Benedetto, Madeleine Ravel, Hélène Benedetto, Frances Ashley, Georges Benedetto (sur la photo de couverture), Jean-Pierre Meyer, Bertrand Hurault, Claude Guerre, Jean-Marie Lamblard, Michel Hébrard, Jos Salvatoriello, André Benedetto.

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André Benedetto au cloître des Carmes par Louis Dandrel, Le Monde,  19 juillet 1973.
« Au Festival d'Avignon, les troupes de théâtre s'ordonnent comme les cohortes des anges, du ciel à l'enfer. Les comédiens militants rassemblés dans le festival "off" méprisent les parvenus de la cour d'honneur; les diables vivent entre eux. Cette année, la hiérarchie est plus subtile. André Benedetto, qui fut en 1966 l'instigateur du festival des marginaux, figure pour la première fois au programme officiel avec deux pièces, la Madone des ordures et Gaston D. Il y a dix ans que sa compagnie travaille à Avignon. La voici aujourd'hui "accueillie" au cloître des Carmes (à deux pas du théâtre qu'elle occupe pendant l'année) avec les mêmes égards que les invités du palais des Papes, au son des fanfares du T.N.P. de Vilar qui continuent de sonner ici. Tous les soirs, une demi-heure avant le début de ses spectacles, le théâtre est rempli ; tous les soirs les spectateurs lui font de longues ovations.

Ce que dit André Benedetto sort pourtant des usages. Il ignore les règles du théâtre, il construit ses œuvres sans scénographe, sans dramaturge. Il a déjà écrit une vingtaine de pièces, il en écrira une vingtaine d'autres sans scrupules, sans œillades vers la postérité, avec la même passion de saisir les faits dans leur apparente banalité, dans leur succession au jour le jour. Conteur, harangueur, quelquefois poète, il accumule les signes, les preuves de l'hypocrisie des détenteurs du pouvoir, de l'indifférence des hommes à construire leur vie, de la volonté des plus obscurs de s'en libérer. Benedetto n'est pas un   "auteur", au vieux sens du terme, il est un observateur gui s'exprime par la représentation théâtrale, pour "montrer" ses dossiers. Il les montre partout, dans la rue, à l'école, à l'usine. Comme Armand Gatti, il joue dans l'instant, au croisement du quotidien et de l'histoire ; demain il inventera autre chose.

La Madone des ordures et Gaston D. ont pour trame le martyre séculaire de l'Occitanie. Créée en mars dernier et présentée à Paris à la Cartoucherie de Vincennes, la Madone (Nostra Dona dei Bordilhas) relate l'exode d'une famille de paysans à travers le delta du Rhône. Couvert de dettes, le fermier a vendu sa maison et ses terres. Il a acheté une vieille 4 CV ; avec son jeune frère Joan et sa mère, il s'en va vers Saint-Gilles, où, jadis le comte de Toulouse, a ployé les genoux devant les chrétiens pour tenter, en vain, de sauver l'Occitanie, vers Les Saintes-Maries-de-la-Mer, où l'on ne pêche plus que des poissons malades, vers Fos, la cité exemplaire des conquêtes meurtrières de l'industrie. La voiture s'immobilise enfin sur un tas d'ordures, au milieu de la Crau. La mère a fait le voyage sur le toit, chantant à tue-tête son désir de survivre ; Joan, l'illuminé, le poète fou et bavard, a découvert dans cette fuite l'âme de son pays, la vieille langue occitane, la vieille révolte des cathares. Il meurt en servant, pour quelques sous, de cible vivante dans des manœuvres militaires. Sur un ton badin, ponctué des flonflons d'un orchestre de cirque, la Madone des ordures rapporte avec une fidélité bouleversante la vie des déclassés, des inadaptés. On pense à Mère Courage, aux Raisins de la colère. Le texte n'a d'autre style que celui du parler populaire et chantant de la Provence ; parfois il s'éclaire d'images poétiques intenses. Mais son destin n'est pas de demeurer. Cette famille qui a émigré vers la mer, c'est la famille Benedetto ;  Jacqueline, qui joue le rôle de la mère ; Georges, le fils aîné, André, Joan. Autour d'eux quelques amis. Ils jouent avec franchise, avec rudesse, sans savoir, et pourtant nuls autres qu'eux ne sauraient donner à ces personnages autant de vérité, de farouche détermination.

Avec Gaston D. - Pourquoi et comment on a fait un assassin de Gaston D. (Gaston Dominici) - créé à ce Festival d'Avignon André Benedetto prend prétexte d'un procès célèbre pour démontrer les mécanismes de la manipulation des hommes. C'est la presse à sensation qui a fabriqué les aveux de Dominici, ce sont les commissaires et les policiers qui, dans leurs interrogatoires, lui ont appris les gestes du crime qu'il n'a pas commis. Assis sur une poubelle renversée, au centre d'un manège, Gaston voit tourner autour de lui pendant des heures quatre hommes tenant un projecteur à la main, qui répètent inlassablement les mêmes phrases Il cède. Mais n'était coupable que d'avoir habité sur les lieux du drame, d'avoir été un paysan, un Occitan entêté : " Quand il y avait un crime en Algérie, c'était le bougnoule ; quand il y a un crime au Texas, c'est le nègre ; s'il y a un crime à Lurs..." André Benedetto n'est pas aussi convaincant dans son Gaston D. que dans la Madone des ordures. Sa démonstration est insistante, la réhabilitation de Dominici est vraiment son propos. Il y a pourtant des images très belles : cet enterrement des trois victimes figurées par des chaises pliantes ou cette pyramide de tables qui s'élève sous Gaston D. comme la montagne des mensonges accumulés au cours du procès.

Faire du théâtre de rue est encore une aventure. Combien de pièces militantes s'abîment dans des discours pompeux et indigents. Celles que Benedetto présente à Avignon évitent les écueils et attestent l'efficacité du genre. Le festival, en invitant ce "marginal", justifie mieux que jamais son rôle de médiateur entre toutes les formes du théâtre.»