Noëlle de joie - Les Ciseaux d’Anastasie

Année de publication: 1975

 

KRAEMER Jacques     Noëlle de joie - Les Ciseaux d’Anastasie, reproduction au recto de l'affiche du spectacle de Danièle Rozier et à l'intérieur de sa bande dessinée, collection "Théâtre en France",  P.J. Oswald,  mai 1975. -124p, illustrées (photos noir et blanc).


Deux spectacles sur les pratiques de la presse. Noëlle de joie est inspirée de “Noël de joie”, campagne de solidarité en faveur de l’enfance malheureuse, des personnes âgées et des handicapés, organisée chaque année, de novembre à janvier, par le journal Le Républicain lorrain. La direction du quotidien régional n'ayant pas apprécié le dessin satirique annonçant le spectacle (cf dessin sur la couverture du livre), décide de ne plus rien publier sur le Théâtre populaire de Lorraine, même pas une publicité payante. La troupe, se considérant victime de censure, réplique avec un spectacle d’intervention, jouable dans la rue : Les Ciseaux d’Anastasie.

Les Ciseaux d’Anastasie, spectacle sur la mise en page dans un journal d’une idéologie, a pour principaux personnages, outre le rédacteur en chef et Anastasie, les différents éléments d'une page du journal. La pièce commence par l'arrivée en page 3 du journal, dans la rubrique Arts et spectacles, du Petit Communiqué et de sa Photo annonçant la création d’un spectacle de théâtre. L’entrée tapageuse de la Publicité pour un "superhypermarché" puis des Faits divers (déjà en page 5 et 7), d’une autre Publicité pour un autre superhypermarché, de la Publicité pour des salles de cinémas diffusant des films pornographiques, amènent le rédacteur en chef, pour faire de la place aux nouveaux arrivants, à compresser celle du Petit Communiqué culturel, à le mettre en bas de page et à jeter à la poubelle la Photo l’accompagnant. L’arrivée d’Anastasie et de ses ciseaux castrateurs va définitivement l’éjecter de la page et du journal, le remplaçant par l’annonce d’une opérette Les Mousquetaires au  couvent.                                                             Les Ciseaux d’Anastasie est créé à Metz, le 11 décembre 1974, mise en scène et dramaturgie de Jacques Kraemer, René Loyon, Charles Tordjman, scénographie de Danièle Rozier, avec Michel Daoudi (Le petit communiqué), Yvane Daoudi (La petite photo), Pierre Ascaride (Le rédacteur), Dominique Verde (La première publicité), Patrick Larzille (Les faits divers), Guy Perrot (La deuxième publicité), Chantal Mutel (La publicité des cinémas), René Loyon (Anastasie). 

Noëlle de joie ou l’opération caritative d'un journal. Deux jeunes artistes - le peintre Nicolas et la chanteuse Noëlle - participent à une grande "croisade au profit des déshérités" organisée par un journal, le Quotidien. Dans les locaux du journal, ils sont victimes d’étranges accidents. Nicolas a l’oreille coupée, puis le pouce arraché, enfin les jambes broyées dans les rotatives. Victime d‘un canular, Noëlle devient progressivement aveugle avant d’être vendue aux enchères. Un an plus tard, Noëlle et Nicolas sont à leur tour objets de la sollicitude de la "grande croisade".
Noëlle de joie est créé, en France, les 15 et 16 mai 1975, au Grand Théâtre de Nancy, mise en scène et dramaturgie de Jacques Kraemer, René Loyon, Charles Tordjman, scénographie et costumes de Danièle Rozier, avec Michel Daoudi (Norbert Toussaint), Yvane Daoudi (Lise), Pierre Ascaride (Nicolas), Claude Guedj (Maître Colas), Patrick Larzille (Robert), Annie Perrot (Noëlle), Guy Perrot (Larousse), Edith Scob (Rose Belladone). Ces deux représentations coincident avec la parution du livre chez P.J Oswald. On y trouve en annexe un dossier analysant l'opération "Noël de joie", avec à l'appui divers articles du Républicain lorrain, notamment celui avec la photo de Madame René Rémy, 71 ans, épouse d'un retraité de la mine, recevant un manteau de vison.

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La création de ces deux spectacles va entraîner une crise, in fine catastrophique pour le T.P.L. comme le montrent ces trois articles du Monde.

Le Monde, 11 décembre 1974. Le Théâtre populaire de Lorraine devient Centre dramatique. « Après le Théâtre de la Salamandre, qui succède au Théâtre du Lambrequin, à Tourcoing, c'est au tour du Théâtre populaire de Lorraine, dirigé par Jacques Kramer, d'être, après douze ans d'espoir et de luttes, promu (pour juillet 1975) au rang de Centre dramatique national de France par le secrétariat d'État à la culture. Contraint d'émigrer de longues années à Villerupt, le T.P.L. s'était installé depuis peu dans l'île de Saulcy à Metz. Il avait obtenu des critiques élogieuses pour Le retour du Graully, au dernier Festival d’Avignon. Cette promotion et les subventions qui en découleront permettront au T.P.L., qui se débat courageusement depuis longtemps dans des difficultés financières importantes, de prendre une dimension régionale, en participant à des manifestations théâtrales à Metz, à Longwy et en Lorraine du sud, à Nancy, notamment. Le Centre dramatique de Lorraine présentera, en outre, une pièce sur les problèmes de la presse dont le titre provisoire est Noëlle de joie, au prochain Festival mondial du théâtre à Nancy.»                                 

Le Monde, 27 décembre 1974. Conflit entre le Théâtre populaire de Lorraine et les notabilités de Metz. « Le Théâtre populaire de Lorraine (T.P.L.) est entré en conflit avec la ville de Metz et le secrétariat d'État à la culture. L'enjeu est un statut de centre dramatique national que le secrétariat s'était engagé à lui accorder. Une querelle entre le théâtre et les notabilités locales a conduit l'État à modifier ses propositions. Il est désormais envisagé de créer un centre dramatique en préfiguration en Lorraine auquel seraient rattachés le T.P.L., dirigé par Jacques Kraemer, et la Comédie de Lorraine, plus spécialisée dans le théâtre pour enfants, que dirige Henry Degoutin.
Le T.P.L. a récemment diffusé une affiche pour lancer une souscription à son prochain spectacle Noëlle de joie. La direction du quotidien le Républicain lorrain s'est estimée visée par le dessin satirique de l'affiche - une Jeanne d'Arc à tête de vache sur un tas d'or, - et d'autant plus qu'il organise chaque année une campagne humanitaire sous le titre Noël de joie. Ce conflit a pesé sur les négociations entre la municipalité de Metz et l'État. " Nous refusons la dernière proposition du secrétariat à la culture, disent les responsables du T.P.L., et nous maintenons notre revendication à devenir centre dramatique national ". Les activités du T.P.L ont toujours suscité des polémiques. Il y a cinq ans, à la suite des représentations de Minette, pièce qui visait M. de Wendel, la subvention du théâtre avait été suspendue.  "L'attitude provocatrice est constitutive de notre théâtre, dit Jacques Kraemer. Avec Noëlle de joie, nous étudions le fonctionnement idéologique de la presse de province. Nous avons choisi de mettre en scène un type d'opérations chères aux quotidiens régionaux, qui font appel au bon cœur du public en faveur des déshérités. Et cela nous paraît significatif des procédés de manipulation idéologique." Noëlle de joie risque de compromettre l'avenir du T. P. L. "Mais pourquoi ce revirement ? demande Jacques Kraemer. Personne n'ignorait le genre de travail que nous faisons. À défaut de satisfaire notre revendication, le secrétariat d'État et les notables locaux se rendent coupables de la plus sournoise des censures." »

Le Monde, 28 août 1975. La ville de Metz retire ses subventions au Théâtre populaire de Lorraine.
«  M. Jean-Marie Rausch, sénateur, maire (C.D.P.) de Metz, a écrit aux responsables du Théâtre populaire de Lorraine pour leur signaler qu'aucune subvention ne leur serait attribuée en 1975, et que la municipalité avait décidé de mettre fin à la convention la liant au T.P.L. Le T.P.L., qui avait un moment espéré obtenir un statut de centre dramatique national, a déjà dû renoncer à ses ambitions (et réduire son équipe de dix-sept à quatre membres permanents) à la suite d'un différend qui l'a opposé à la directrice du quotidien local le Républicain lorrain, Mme Puhl-Demange, à propos d'un spectacle intitulé Noëlle de joie. »

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Dans Travail théâtral, n°21 (octobre-décembre 1975), Evelyne Ertel revient sur Noëlle de joie par un article dont voici le début.           «Présenté dans le cadre du dernier Festival international de théâtre de Nancy, le nouveau spectacle du T.P.L. Noëlle de joie a été accueilli par les sifflets et les quolibets d’une bonne partie du public. Les critiques parisiens qui ont assisté à cette présentation, quelle qu’ait été leur bienveillance à l’égard d’une troupe dont on connaît les difficultés, passées et présentes, et sans doute à cause d’elles, ont choisi généralement de n’en pas parler. Si je prends un parti différent, c’est qu’il ne me semble pas sans intérêt, ni inutile pour la connaissance du théâtre, de tenter de cerner les raisons de ce qu’il faut bien nommer un échec ; c’est aussi pour proclamer, autrement que par le silence, le droit pour tous les hommes de théâtre, que le système de production actuel condamne irrémédiablement au succès, de se tromper parfois. Un tel projet ne devrait témoigner, aux yeux des auteurs de ce spectacle, que d’une sympathie active - donc critique - à leur égard.
Il convient de souligner d’abord que le Festival de Nancy n’était guère le cadre adéquat à une réception juste du spectacle. Il entraîne une concentration exceptionnelle d‘un public, composé en grande partie de professionnels du théâtre ou d’amateurs avertis, souvent venus pour découvrir avant tout le théâtre étranger qu’il a peu l’occasion de voir dans d‘autres lieux, et suscite en lui des exigences et une attente différentes de l’ordinaire. Son intérêt pour le théâtre français est dès lors fort amoindri, à tel point qu’on peut se demander s’il doit encore être représenté dans le cadre de ce festival et, dans l’affirmative, sur quels critères doit se faire la sélection d’un spectacle.(...) Or il est évident que le public est d’emblée plus sévère à l’égard des spectacles français que de n’importe quel autre venu de l’étranger. J’ai vu s’extasier et applaudir à des représentations étrangères dont la prétention s’alliait, à mes yeux, à la médiocrité. En outre (…) à  Nancy, le spectateur essaie de voir le maximum de choses dans le minimum de temps et il n’a pas toujours le temps de recueillir les informations  préalables sur ce qu’il va voir. D’où son impatience : il faut que, par un aspect ou un autre, le spectacle accroche tout de suite son attention et son intérêt, bien fatigués déjà par tout ce qu’il a ingurgité précédemment. Enfin et surtout, il veut assister à quelque chose de nouveau. À ce titre et quelle que soit sa qualité, l’exotisme triomphe toujours. Qu’un spectacle se présente sous une forme relativement traditionnelle et qu’en outre "il parle français", le voilà perdu d’avance ! Car, il faut bien l’avouer, il y a une norme au Festival de Nancy : qui n’y souscrit pas sera rejeté. Une sorte d’intolérance à rebours s’y développe, un conformisme de l’anti-conformisme. Le plus grand intérêt va aux théâtres en marge : l’Ensemble national du Mali n’est toléré qu’à cause de sa négritude. Les lieux les moins prévus pour le théâtre paraissent préférables (cirques, gymnases, halls d’exposition). Se produire au Grand Théâtre est un handicap ; d’emblée, la méfiance est éveillée : ce ne peut être que la place d’une troupe institutionnalisée, d’un théâtre récupéré par la bourgeoisie. En outre, ce cadre pompeux supporte moins bien la médiocrité qu’un lieu plus modeste : seule la haute qualité d’un spectacle peut lui faire pardonner de s’y dérouler. Pour toutes ces raisons, le spectacle du T.P.L. ne pouvait pas être accueilli autrement qu’il le fut ; même meilleur, il n’avait pas sa place dans le cadre de ce festival.
Revu un mois plus tard, à Metz,  dans le cadre pour lequel il avait été prévu, une salle de quelques centaines de places, sans plateau à l’italienne, Noëlle de joie ne m’a pas paru pire, à tout prendre, que bien des spectacles qui ont fait le succès d’une saison parisienne. Il fut, du reste, relativement bien accueilli par le public local qui en comprenait mieux les allusions et la portée. Il n’en reste pas moins qu’il est loin de remplir les espérances des auteurs et d’être une oeuvre forte par son contenu ou/et par sa forme.
Rarement, en vérité, l’écart entre les intentions avouées des créateurs et la réalisation est aussi important. On a l’impression qu’ils n’ont absolument pas pu maîtriser leur(s) sujet(s) et que l’oeuvre, leur échappant complètement, s’est retournée contre leur projet. Voulant dénoncer le "piège de l’idéologie", ils semblent bien s’y être enfermés à leur tour ; se piquant de "formalisme" afin de ne pas tomber dans le théâtre-documentaire, ils n’aboutissent qu’à un réalisme plat doublé d’un symbolisme simpliste.»                                Evelyne Ertel termine son article en évoquant "le petit spectacle d'intervention, Les Ciseaux d'Anastasie" en qui elle "retrouve des qualités de fantaisie, de poésie et, en définitive, d'efficacité que n'a pas le second, plus ambitieux."

Georges Perpes

5 avril 2022.