Maria Lusitania - Le coup d'État

Année de publication: 1975

 

DELBO Charlotte               Maria Lusitania - Le coup d'État, série "Théâtre en France", P. J. Oswald, mai 1975.-175p.

Comme l'indique Charlotte Delbo en quatrième de couverture, ces deux pièces sont inspirées d'événements récents et traitent du "conflit de la puissance militaire et du pouvoir politique". Toutes deux ont été écrites à chaud.

Écrite entre le 11 et le 28 août 1971, Le coup d'État renvoie à une actualité brûlante, jamais nommée précisément : le 10 juillet 1971, jour de la fête anniversaire de Hassan II, roi du Maroc, des militaires attaquèrent son palais de Skihrat. Dans la pièce, Delbo fait du personnage du puissant et perfide chef de la police - qui  n'est pas sans rappeller le général Oufkir, mêlé à l'assassinat de l'opposant socialiste Mehdi Ben Barka - le véritable instigateur de cette tentative qui échoua.

Dans Maria Lusitania, elle revient, sans la nommer, sur la révolution dite "des oeillets". Le 25 avril 1974, à 0h15, la diffusion à la radio de la chanson Grandola vila Morena était le signal du soulèvement d'une partie des armées portugaises qui allait amener la fin de la dictature de Marcelo Caetano, le passage du Portugal à la démocratie, le départ des Portugais de Guinée-Bissau, l'indépendance des colonies portugaises du Mozambique, de l'Angola, du Cap-Vert (voir Amilcar Cabral de Alexandre Kum'a N'dumbe III ). Delbo se concentre sur les premiers mois du processus alors que l'avenir est encore incertain. Il est vécu depuis un lieu unique, la maison au bord de la mer habitée par une vieille femme, Maria, dans un petit village de province, très loin de la capitale.

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" Je me sers de la littérature comme d'une arme. " Entretien entre Charlotte Delbo et François Bott paru dans Le Monde, le 20 juin 1975.

"On découvrit la voix de Charlotte Delbo, en 1965, lorsqu'elle publia Aucun de nous ne reviendra. La poésie retrouvait, dans ce livre, une vocation très ancienne : dire une vérité à la fois intérieure et historique. La vérité d'une souffrance, d'un supplice, et la vérité d'un système d'oppression. L'auteur ressuscitait Auschwitz, avec une sorte de douceur désespérée, qui atteignait le lecteur dans ses retranchements. La tragédie, c'est la politique : autrement dit, l'antagonisme entre la volonté de vivre et le pouvoir, sous ses visages divers. Les livres de Charlotte Delbo sont nourris de ce conflit, notamment les deux pièces qu'elle vient de publier : Maria Lusitania et Le Coup d'État. L'une a trait aux événements du Portugal, l'autre fait le portrait d'un roi, qui ressemble à celui du Maroc. L'auteur explique, ci-dessous, pourquoi la question du pouvoir revient dans tous ses textes.

• Vos livres, vos pièces, tirent leur matière de l'histoire et même de l'actualité politique... Dans tous vos ouvrages, il est question du pouvoir.

- Ça me paraît tout naturel... De quoi dépend notre vie, sinon du pouvoir ? Le pouvoir implique le droit de donner la mort, et ce droit s'exerce dans tous les pays : on met les hommes à l'usine, on les envoie à la guerre, et ils en meurent. À notre époque, le pouvoir est de plus en plus puissant, de plus en plus étendu. Même dans la campagne la plus reculée, on ne saurait lui échapper... Je n'aime pas la littérature gratuite ou formelle. Je n'écris pas pour écrire. Je me sers de la littérature comme d'une arme, car la menace m'apparaît trop grande.

• Une arme qui vise la " vérité pratique ", selon les mots de Lautréamont…

- La vérité et la liberté... La liberté, au sens le plus riche du terme : le droit de disposer de sa vie ; et la vérité, c'est-à-dire la transparence des rapports entre les gens. Le pouvoir ne tolère pas cette transparence. Il nous force à nous travestir, à nous masquer. Dans tous les pays où sévit une police politique, on voit les hommes se méfier de leurs amis, de leurs enfants, de leur femme. Au temps de la Gestapo, on ne parlait devant personne, on ne pouvait être vrai.

• Vous avez d'abord écrit sur Auschwitz...

- Quand je suis rentrée du camp, j'ai voulu témoigner. Il fallait que quelqu'un rapporte les paroles, les gestes, les agonies d'Auschwitz.

• Vous avez témoigné avec le langage de la poésie.

- Chacun témoigne avec ses armes... Je considère le langage de la poésie comme le plus efficace - car il remue le lecteur au secret de lui-même - et le plus dangereux pour les ennemis qu'il combat.

• Dans vos livres sur la déportation, la vie reprend conscience d'elle-même et de sa valeur, à la lueur de la mort, loin de toutes les illusions, de toutes les vanités qui l'accompagnaient et la maquillaient...

- Je pose aux lecteurs et aux spectateurs une question : qu'avez-vous fait, que faites-vous de votre vie ? Qu'ils éprouvent l'envie de chercher une réponse me donnerait le sentiment de ne pas écrire en vain. Je n'écrirais pas si cela me paraissait inutile.

• La logique de tout pouvoir, selon vous, c'est de devenir absolu.

- Oui. Le nazisme a mené cette logique jusqu'au bout. Il a atteint le degré absolu du pouvoir. Dans les démocraties occidentales, le pouvoir est tempéré, mais il implique toujours le droit de tuer : on pousse au suicide le tailleur qui n'a pas payé ses impôts, on fait la guerre au Vietnam...

• Dans Le Coup d'État, un de vos personnages, le roi, considère le pouvoir comme " la plus enivrante des drogues ".

- Tous ceux qui jouissent d'un pouvoir absolu se croient immortels, invulnérables... Déifiés de leur vivant, les despotes n'envisagent pas le terme de leur vie. C'était vrai de Staline comme de Salazar.

• Les États modernes sont liés à la dictature de l'économie.

- Je pose, dans Maria Lusitania, une question qui me parait essentielle : l'économie doit-elle servir les hommes ou les asservir ? Faut-il se soumettre aux lois de l'économie, comme s'il s'agissait de lois naturelles ?

• Vous refusez toutes les idéologies, non seulement l'idéologie, du capital, mais les idéologies concurrentes...

- Qui sont aussi des idéologies de l'État... Elles revendiquent un pouvoir différent, mais tout aussi contraignant, tout aussi pesant... Je rêve à une société sans État, sans police, où le critère de la production ne soit plus la valeur d'échange mais la valeur d'usage. Si les hommes ont trouvé le moyen d'aller sur la Lune, ils doivent trouver le moyen de vivre sur la terre. Ou alors, il faut annoncer la faillite de l'esprit humain.

• Dans Maria Lusitania, vous évoquez la question féminine, l'absence politique des femmes...

- Dans la commedia dell'arte, il y a dix personnages : huit hommes et deux femmes, auxquels on pouvait faire jouer la plupart des situations... Les femmes n'occupent pas, dans la vie sociale, une place plus importante qu'au théâtre et qu'en littérature. Le plus souvent, comme Mathilde de La Mole et Gina (la Sanseverina), elles tiennent un rôle de faire-valoir.

• Ce n'est pas vrai chez Balzac...

- Certes, mais il présente une galerie de monstres, hommes ou femmes. Toutefois, on ne trouve pas, chez lui, l'équivalent féminin de Rastignac.

• Pourriez-vous définir votre manière d'écrire ?

- Non... Pourquoi, soudain, ce que j'écris revêt la forme d'un poème ?... Pourquoi, soudain, je vois un personnage se dessiner et se mouvoir ? Je ne sais pas. Quand j'écris, mes personnages se déplacent et agissent devant moi, sur une scène imaginaire... J'entends leurs paroles ; j'écris à haute voix...

• Vos pièces de théâtre ?

- Tous mes livres... J'entends ce que j'écris. Une voix se précise, qui n'est la voix de personne. Lorsqu'il s'agit d'une pièce de théâtre, chaque personnage a sa voix. Par la suite, au cours des répétitions, si le comédien parle juste, sa voix domine, évince, abolit celle que j'avais dans l'esprit. Mais si l'acteur ne parle pas juste, la voix intérieure ne s'efface pas, elle insiste...

• Vos livres sur Auschwitz ne font pas entendre la même voix que les autres...

- Chez moi, c'est le sujet qui impose la forme. J'ai écrit Aucun de nous ne reviendra en 1946, et, vingt ans plus tard, j'ai retrouvé le même ton dans Qui rapportera ces paroles ? Je ne l'ai pas cherché. La même voix revient, chaque fois que j'écris sur Auschwitz... Je ne saurais dire pourquoi... La souffrance, l'horreur, à ce paroxysme, gravent dans la mémoire, dans la sensibilité, des marques indélébiles."