Les musiciens, les émigrants

Année de publication: 1976

                    

ATLAN Liliane         Les musiciens, les émigrants, une pièce de théâtre enfouie sous les autres, collection "Théâtre en France",  P.J. Oswald, janvier 1976. -102p.

Six ans après la publication de Montjoie Palestine ! ou L’an dernier à Jérusalem de Noureddine Aba, P. J. Oswald édite cette pièce de Liliane Atlan qui se déroule à Jérusalem, dans l'hôpital psychiatrique Kfar Shaül, édifié sur les ruines du village palestinien de Deïr-Yassine dont les habitants arabes furent massacrés par l’Irgoun le 9 avril 1948. Alors qu’à l'extérieur régulièrement des bombes éclatent, le docteur Berger et l’infirmière Dorothée pratiquent l’art-thérapie avec des malades mentaux incurables. « Je vous le dis depuis des années, vous êtes des musiciens, vous êtes en danger, vous partez avec vos instruments, le nécessaire. Vous arrivez, vous déballez. Vous trouvez une scène, vous l’installez et vous jouez. C’est simple !"

Une première version a été diffusée sur France-Culture en 1974, dans une mise en ondes de Jean-Pierre Colas. Elle a été créée au théâtre Le Palace (direction Pierre Laville) le 20 janvier 1976, mise en scène de Fabio Pacchioni, assisté de Michel Baumann, costumes de  Christiane Lambert, avec Catherine Sellers (Miséreuse, Reine), Marcel Bozonnet (Élie), Marc Fayolle (Iali), Pierre Tabard (Docteur Berger), Paule Annen (Dorothée), Anne Kazatzker (Suzanne), Marlyn Saffar (Minette), Michel Berthelot (Pepitan).

Voici ce qu'écrivait René Saurel dans Les Temps modernes, n°357, avril 1976.

"(...) Il ne s'agit pas d'une pièce sur le problème israëlo-palestinien, un tel dessein ne pouvant conduire qu'à une oeuvre fondée sur la thèse et l'antithèse, à une forme théâtrale périmée. Touchant à une question si brûlante, si génératrice de haine, d'aveuglement, un reportage de télévision, à supposer qu'il put être honnêtement réalisé et sans qu'aucune censure vint le mutiler ou l'infléchir, serait plus éclairant qu'une pièce. Celle de Liliane Atlan comporte, à la lecture, un prologue, six séquences et un épilogue. Elle a subi, à la scène, d'importantes coupures, et il y aurait beaucoup à dire sur le rapport de force qui s'instaure de plus en plus entre auteurs et metteurs en scène... Ni le nom d'Israël, ni celui de Palestine ne sont prononcés. Dans un amoncellement de valises, de chariots à bagages, de paquets, trois musiciens répètent : Reine, une femme qui pourrait aussi bien avoir trois mille ans, Elie et Iali. Ils sont malades, obsédés par le grand génocide auquel ils ont échappé, par le refus, le rejet qu'on leur oppose. Ils ne peuvent jouer nulle part, ils sont condamnés à l'éternelle errance,
rêvent d'un bateau qui les conduirait dans un pays où ils seraient chez eux. Iali croit que les « voisins » veulent le tuer, que le monde entier leur fournit des armes, Elie ne possède plus rien que le souvenir torturant de sa mère, de sa soeur, de sa fiancée morte, et Reine, qui a tenté de devenir « normale », de vivre dans un état avec « un président, des généraux, des flics, des impresarios, des cachets, des amants, des assurances » n'a pu y parvenir. Elle s'est éteinte. La vie s'est retirée d'elle. Il ne reste que la psychose obsessionnelle et ses deux compagnons, malades eux-mêmes, la considèrent comme incurable. Ils savent que le «chant secret» s'est tari en elle. Le passé et le présent interfèrent sans cesse. Assise sur une valise, Reine poursuit sa chimère oecuménique : bâtir la ville idéale, là un monastère, là un minaret, là encore une synagogue. Elle évoque le temps où sur cette terre qui boit le sang, il vivait « avec eux » en paix. Iali ne comprend ni les « visions » de Reine, ni l'inertie de ses compatriotes : jadis, après quarante années d'errance, son peuple a pris d'assaut une terre pour y vivre. À Elie qui affirme : « Nous n'avons rien volé. Nous nous sommes installés à côté d'eux, dans les marais. Nous avons construit cette scène et après ils sont venus nous dire : vous nous l'avez volée », Reine répond « Si tu m'avais conduite jusqu'à la Mer morte, tu m'aurais montré leurs tentes ou leurs abris de terre à peine battue, tu m'aurais dit que depuis des années eux non plus n'ont nulle part où aller ». Et les trois malades essaient de se mettre à la place des « voisins »,de « jouer » leur histoire en une sorte de psychodrame.
C'est là, certes, une belle pièce, grave, lyrique, émouvante.Mais elle procède du seul fantasme. Liliane Atlan, qui est juive, tente d'exorciser sa propre obsession, peut-être même sa propre névrose. Le problème fondamental, qui est d'ordre politique, celui du capital, de la confrontation de puissants intérêts antagonistes, n'est jamais posé. C'est la pièce de la solitude, de l'enfermement.Du moins a-t-elle le mérite de nous montrer des Juifs devenus« fous » parce que l'on a fait d'eux, victimes de toujours, des bourreaux.
La structure de l'oeuvre est d'une grande complexité, non sans confusion parfois. Nous montrer des Juifs malades mentaux essayant de comprendre leurs « voisins » et « jouant » ces derniers, c'est mettre en marche le mécanisme d'une théâtralité démultipliée qui n'a pas toujours été parfaitement maîtrisée et se révèle plus périlleuse encore que celle du « Marat-Sade » de Peter Weiss. La pièce est répétitive, comme l'est la psychose, ses personnages tournent en rond dans leur monde clos, le« Nacht und Nebel » passe et repasse, avec ses montagnes de chaussures, de prothèses, de cheveux, de fleurs poussant sur la cendre humaine... Certains moments sont, à la lecture, d'une exceptionnelle beauté plastique : Reine fouillant le sol avec sa
harpe et en extrayant ce qu'y ont enfoui des générations de son peuple, Iali exhumant une statue sans tête du roi Saül, celui qui devint fou, ou bien encore, vers la fin, cette hallucinante scène où le Docteur Berger, déguisé en marquis de Sade, apparaît,cependant que les participants à la « fête » organisée par le docteur et l'infirmière se séparent en deux « orchestres » : celui des bourreaux, de Berger-Sade proclamant : « Rien n'est sacré, rien n'est divin que jouir » et celui de ceux qui ont subi la terreur et le disent sans fin. Dans une frénésie qui va crescendo, les sacs de sable sont crevés, Reine délirante se met à « parcourir la planète », évoque Oradour, Bab-el-Oued, Hiroshima. Puis la « fête »se termine, l'infirmière Dorothée distribue des calmants en attendant le jour où le Docteur Berger se décidera, peut-être, à donner à ces incurables le cyanure qu'ils réclament dans leurs moments de plus grande détresse. Compassion et détresse ne sont pas limitées, chez Liliane Atlan, à la tragédie israëlo-palestinienne. Elles s'étendent à la terre entière. Mais à quoi sert la compassion qui se replie sur elle-même ? Liliane Atlan, quand elle parle, par la bouche de Reine, des hommes     «devenus des démons » révèle une mentalité un peu archaïque que l'on ne peut faire sienne. Elle tend à nous enfermer dans l'alternative victime bourreau, dans une fatalité que l'on ne peut admettre, quelle que soit la part du sado-masochisme en chacun de nous. Il n'y a pas de situations sans issue, il n'y a que des révolutions nécessaires et, peut-être, impossibles.
Au metteur en scène Fabio Pacchioni, on doit déjà un beau spectacle : « Le Soleil foulé par les chevaux », présenté à la Resserre de la Cité internationale après avoir été créé au Centre culturel de Sainte Geneviève-des-Bois. Il semble qu'au lieu de tenter de donner aux différents plans de la pièce une articulation moins confuse, la mise en scène ait voulu accentuer le caractère onirique, fantasmatique de l'oeuvre, que Liliane Atlan qualifie de « pièce enfouie sous une autre ». L'auteur ayant suivi de près le travail de répétitions, et accepté au départ que d'importantes coupures fussent pratiquées, on conviendra qu'il est difficile de dire à qui incombe la responsabilité de la déception - relative - éprouvée à la représentation. Il reste un chant, beau et grave, celui d'un poète qui plaide pour le droit à la vie de son peuple mais voudrait que la Terre Promise cessât d'être abreuvée du sang des autres."

Denise SAUREL

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Dans Le Monde, du 26 janvier 1976, Michel Cournot  fait un retour sur  ""Les Musiciens, les Émigrants  au Palace".

"Persécutions, errances, camps d'extermination, ghettos : Liliane Atlan compose, avec les Musiciens, les Émigrants, un poème-lamentation sur la condition juive.

Elle a un style impulsif, elle manifeste avec passion, et peut-être pour éviter de donner à son témoignage un ton par trop engagé (les questions du sionisme, de la Palestine, etc., jouant ici le rôle d'aimants qui polarisent bon gré mal gré le champ magnétique de l'œuvre), elle a établi sa pièce entre une quantité de chicanes qui en contrarient le cours.

Ainsi, les émigrants juifs qu'elle nous montre habitent un village où les Israéliens ont massacré des Palestiniens; dans ce village est implanté un hôpital psychiatrique; les émigrants sont des malades mentaux, mais pas vraiment, pas " tels quels ", parce que, dans cet hôpital, ils jouent la comédie; non, ils ne la jouent pas vraiment non plus, ils la répètent, etc.

Le public se trouve confronté à une cascade de faux-semblants à tiroirs, qui s'annulent l'un l'autre ; ainsi voltigent paraboles, contre-paraboles, auxquelles un esprit éveillé trouvera chaque fois des significations. Mais, emportant le tout comme un fleuve de lave, l'émotion est là, célébrant le peuple juif, rappelant son martyre.

Liliane Atlan, pour défendre sa juste cause, n'a pas maîtrisé le torrent. Qu'elle aille écouter, au théâtre Mouffetard, la femme juive de Grand'peur et Misère du IIIe Reich, et elle verra que Brecht, avec mille fois moins de mots, en dit plus. Sans doute se perdrait-on dans les méandres des Musiciens et se lasserait-on de l'intensité des lamentations, si cette œuvre ne bénéficiait d'une mise en scène et d'une interprétation remarquables.

Utilisant avant tout un grand nombre de cartons ficelés,qui s'assemblent en collines de relais en maisons transitoires, ou bien se désagrègent comme autant de vestiges abandonnés par force sur les routes de l'exode, le metteur en scène Fabio Pacchioni, avec tact, assourdit la fougue de Liliane Atlan. Modulant l'espace, aménageant les surprises de l'oreille, il parvient à donner au texte une assise qu'il n'a pas.

Dans la même perspective, Catherine Sellers apporte une délicatesse, une sûreté, une fraîcheur, qui forcent l'adhésion. Voilà une grande actrice, habitée, irradiante, sans maniérisme, qui permet aux pièces de tenir debout.

Parmi les autres acteurs jouant " les Musiciens, les Émigrants ", bons dans l'ensemble, on remarquera Marcel Bozonnet, au jeu cyclothymique berçant le texte en équilibre dans un entre-deux-airs à la fois sensible et absent, - un comédien à suivre."

Michel COURNOT.