Le retour du Graully – La farce du Graully

Année de publication: 1973

 

KRAEMER Jacques     Le retour du Graully – La farce du Graully, collection "Théâtre en France", P. J. Oswald, achevé d'imprimer en septembre 1973 par Daniel Chénel imprimeur à Honfleur. – 116p.

Les textes des deux pièces sont suivis de deux notules. La première, du scripteur et metteur en scène, Jacques Kraemer, resitue la création (octobre 1973) dans le parcours du Théâtre Populaire de Lorraine. Après deux ans d’exil, le T.P.L. revient à Metz et prend comme sujet une figure mythique de l’histoire de la ville : le graully, dragon qui la terrorisait et fut vaincu par saint Clément. À partir du même thème, deux spectacles virent le jour.                                                                                                                             La farce du Graully, spectacle de place publique, d’une durée de quarante minutes, joué sur, dans, autour d‘un char de carnaval. Il est destiné « à contacter le public des masses populaires » dont "il est inutile d’espérer qu’il fasse la démarche consistant à venir dans une salle de spectacle."  Le retour du Graully, concu pour être joué en salle dans un dispositif non-frontal en forme de Croix de Lorraine "devant notre public habituel qui n’est pas un public de masses populaires mais plutôt « d’avant-garde » populaire". Dans la seconde notule, Charles Tordjman, dramaturge avec René Loyon du Retour du Graully, détaille certaines techniques utilisées dans l’écriture par Kraemer,  d’après les analyses de certains théoriciens du Nouveau Roman (Ricardou).

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Ci-dessous l’article de  Michel Cournot, Le Retour du Graully, paru dans Le Monde du 30 juillet 1974.

"Le Théâtre populaire de Lorraine, invité pour la première fois au Festival d'Avignon, présente jusqu'au 1er août, au cloître des Carmes, son dernier spectacle : le Retour du Graully. Voici, à Avignon, un événement sérieux, marquant. Le travail du Théâtre populaire de Lorraine - décidément l'un des ateliers de pointe de notre "industrie" dramatique - s'organise cette fois autour d'une légende messine : à la fin du quatrième siècle apparaît, à Metz, une bête fabuleuse, le Graully, qui terrorise le peuple ; Rome envoie un homme providentiel, Clément, qui délivre la ville du monstre, évangélise les citoyens et devient le premier évêque de Metz. En fait, la fin du quatrième siècle est la période où l'impérialisme romain rencontre, en Lorraine comme ailleurs, une opposition des sectes païennes, et réagit en reconnaissant le christianisme religion officielle. La légende du Graully reprend ainsi le mythe du dragon et du libérateur pour masquer une situation vraie en injectant dans l'opinion une image qui aurait l'emploi, si l'on veut, d'un vaccin politique.Le Graully, tout Graully, est un moment d'action politique pratique, souple, puisqu'il n'existe pas : on le modèle, on l'acclimate, on l'applique à discrétion. Le Théâtre populaire de Lorraine regarde donc par quel chemin un Graully peut apparaître aujourd'hui à Metz, quelle force peut le susciter, à quoi, à qui il peut servir, quel nouveau Clément, c'est-à-dire quel nouveau      "évangélisateur musclé" peut survenir, manipulé par qui, et quelle va être l'attitude des classes sociales de Metz devant cette fiction soudaine et le "sauveur" de cette fiction. On voit que les images d'un Graully, sur la scène publique et dans la tête des habitants, s'articulent avec les images que des gens de théâtre peuvent proposer à la sortie des usines et sur les places de marchés, comme le fait le Théâtre populaire de Lorraine à Metz et dans cette province. Sur quel versant du théâtre, les paroles et les gestes des comédiens s'emboîtent-ils aux paroles et aux gestes des sectes païennes ou des occupants romains, ou de Clément, ou de leurs répondants d'aujourd'hui ? À quel moment, au contraire, s'en déboîtent-ils ? À quel moment les paroles et les gestes des comédiens agissent-ils comme un révélateur, comme un précipitant ? Toutes ces questions se pressent pendant que se joue le Retour du Graully, toutes ces questions sont physiquement présentes comme une multitude de petits êtres concrets qui circuleraient dans le théâtre. Oui, le travail du Théâtre populaire de Lorraine est incroyablement concret. Cela saute aux yeux dès les premières secondes. Les sens du spectateur sont immédiatement saisis, requis par ce qui se passe là devant, qui est une sorte de machine sonore colorée en relief dont toutes les petites roues travaillent ensemble. Pourtant, il y a de l'air, la liberté éclate, tout est clair, simple, la gentillesse est là, si proche, et aussi une grande gaieté, à chaque instant ; mais toutes les petites roues sont ajustées à un point tel que le spectateur est, disons, totalement branché sur le secteur. C'est que sur ces tréteaux tous les éléments jouent : l'air, le courant de l'air et sa coloration, et les mots, les mots comme des personnes vivantes, leur musique, leurs harmoniques, la marche ou la course des voyelles, des diphtongues et, derrière, la mer montante des musiques d'orchestre. Tous ces éléments croisent leurs itinéraires avec les mains des acteurs, avec les yeux, les bouches, les chapeaux, les parapluies et tout ce qui s'anime dans cette arène de résonance. Tous les éléments résonnent l'un sur l'autre, au point que le spectateur se croit d'abord l'objet d'une illusion. Mais non, c'est le contraire d'une illusion : chacune des composantes visibles et audibles garde ici son autonomie, et ces composantes sont entières, s'y jalousent, s'accordent dans le plaisir. Le spectateur du Graully est mis alors dans une position inhabituelle. Il n'est plus comme un être qui assiste à quelque chose représentant autre chose, signifiant autre chose. Il est plutôt embarqué corps et âme, sens et esprit, dans une sorte d' "état" immédiat mais second, mais bien réel, qui est un peu comme un nouveau poste d'observation, de réflexion, à partir duquel les choses lui apparaissent sous un jour plus clair, plus vrai. Les responsables de ce théâtre exemplaire se nomment, entre autres, Jacques Kraemer (texte, mise en scène), René Loyon et Charles Tordjman (mise en scène, dramaturgie), Danièle Rozier (costumes, décors), Max Rongier (musique). Les acteurs : René Loyon, Chantal Mutel, Patrick Larzille, Dominique Verde, Michel Valmer et Michel Daoudi. Il faut les citer tous, parce que l'on n'a pas, devant ce Graully, le sentiment d'un travail collectif, au sens habituel des mots, mais d'un bonheur et d'une entente au sein desquels chaque liberté individuelle s'est exprimée à plein, de même que chaque vocable, chaque geste, chaque silence du Retour du Graully ont eu, séparément et dans la foulée, toute leur chance. C'est même ce qui détermine chez le public un plaisir aigu. Au plan du théâtre comme au plan de la politique, qui sont ici physiquement confondus, ce Retour du Graully est un exploit neuf, qui ouvre des voies que les autres compagnies peuvent considérer avec attention."

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Dans Travail  théâtral, n°17 (octobre 1974), sous le titre Un Graully qui se mord la queue..., Martine Millon se montre moins enthousiaste. " (…) Le fameux saint Clément, libérateur et patron de Metz, apparaît comme une figure assez sinistre et machiavélique : il invente le monstre, afin d’en délivrer ceux qu’il désire ainsi asservir. La fable est claire. Le Graully, c’est le cheval de bataille que le pouvoir utilise contre ses ennemis ;  c’est le communisme, le gauchisme, le féminisme, ou les valets de l’impérialisme ; c’est tout ce qu’on veut, tout dépend de la nature du pouvoir. Kraemer avoue avoir choisi ce sujet pour échapper à l’étiquette qu’on était en train d’accoler au Théâtre populaire de Lorraine, "troupe engagée traitant de sujets politiques précis". Il a voulu rendre impossible "la mise en équation mécanique du Graully qui aurait permis une récupération dans un système théâtral de traduction simple d’un référent situé hors théâtre, d’une combinatoire dont nous voulions qu’elle obéisse avant tout à ses propres lois". Il ne s’agit plus dans Le Retour du Graully, d’interprétation théâtrale de réalités sociologiques, le minerai de fer, le petit commerce, mais d’un mythe régional que Kraemer choisit d’analyser sous tous ses aspects, politique, social et psychanalytique. (…) Cette fable allégorique a finalement un contenu idéologique d’une banalité affligeante. Que le capitalisme ait fait alliance avec la police sur le dos du peuple, ce n’est pas une nouveauté. Que le pouvoir parfois s’invente des ennemis imaginaires et fasse régner la terreur pour être sûr de ne rencontrer aucune opposition à sa tyrannie, ce n’est pas non plus une notion inédite. Or, c’est à peu près à cela que se réduit «l’idéologie» du Graully. Tout le reste n’est que jeux culturels sur le langage, sur les symboles freudiens (le leitmotiv de la "décharge" où se rendent les deux clochards, le viol du chapeau par le parapluie), sur tous les signifiants qui fonctionnent dans la pièce les uns par rapport aux autres selon une structure purement formelle qui ne renvoie qu’à elle-même. Le langage théâtral est bourré à craquer de culture, l’influence de Freud et du structuralisme est évidente. Flaubert aussi (La Tentation de saint Antoine), la littérature d’épouvante (récit de la mort de la bonne), le cinéma populaire (James Bond), Brecht, et j’en passe. (…) Le spectateur s’amuse des signes qu’il reconnaît mais est-ce suffisant pour en faire "l’observateur critique et passionné" que revendiquait Brecht ? D’ailleurs, voudrait-il observer critiquement qu’il s’apercevrait que rien n’est montré, et que Kraemer s’est laissé prendre au piège de son Graully inexistant. À force de fuir "la mise en équation mécanique" d’une forme et d’un contenu, et de renvoyer les signifiés dos à dos, il a monté une pièce aussi retorse et difficile à saisir que son dragon. Et l’on conclut inévitablement que, de même que le Graully n’existe que dans l’imaginaire de ses auteurs, la mise en scène ne renvoie qu’à un imaginaire au mieux collectif, au pire uniquement personnel, et à aucune autre réalité que celle de cet imaginaire. Il est curieux que Kraemer ait fait ce choix, car enfin son Graully à lui, les ennemis qu’il a eus à combattre pendant onze ans pour s’implanter en Lorraine étaient et sont toujours des ennemis bien réels et qu’il ne s’est pas privé d’évoquer à son arrivée en Avignon."