La Sensibilité frémissante

Année de publication: 1975

 

MACRIS Pierre  La Sensibilité frémissante, couverture : au recto, maquette de Jean-Marie Winling, photo de Michel Jaget - verso d'après l'affiche du spectacle, maquette Jules Catanzano, photo Pradel, "Théâtre en France", P. J. Oswald, octobre 1975.- 83p. 

Pièce en trois actes, créée le 14 octobre 1975 par le Théâtre des Amandiers, Centre Dramatique de Nanterre, au Théâtre des Quartiers d'Ivry (21, rue Ledru-Rollin, 94, Ivry). Mise en scène et décors de Jean-Marie Winling, avec Christiaen Damman (Hubert), Jacqueline Darrigade (Élise), Jean-Louis Grinfeld (Franz), Nathalie Nell (Alda&Léa), Dominique Réale (Xavier), Daniel Soulier (Helmut), Serge Valletti (Léonard& Julien), Jeanne Vitez (Florence), Jean-Marie Winling (Maxime), Roger Guérin (trompettiste). Jules-Robert Catanzano (conseiller artistique), Sergio Ortega (conseiller musical), Christiaen Damman (régie), Odile Mahoudeau (réalisation des costumes). Coproduction Théâtre des Amandiers, Centre Dramatique de Nanterre, direction Xavier Pommeret et Théâtre des Quartiers d'Ivry, direction Antoine Vitez.

Ci-dessous successivement trois articles du Quotidien de Paris, Le Monde, L'Humanité.

« La Sensibilité frémissante. Le langage et ses masques. Une arène de cirque où le taureau s’appelle Maxime : on ne saurait imaginer, a priori, drame plus bourgeois que celui-ci. Seulement méfions-nous : très vite, nous nous découvrons piégés (de nos jours comment pourrait-il en être autrement ?). Le langage est ici le fil d’Ariane d’une intrigue très "récitée", morcelée, et qui sert en fait de prétexte au "jeu théâtral". Le héros est soupçonné d’avoir assassiné sa mère. Autour de lui évoluent  un certain nombre d’amis, de comparses, tout aussi conventionnels et affectés que lui, et qui acquièrent par l’excès même de leur application à parler faux, une certaine étrangeté poétique, surement voulue par l’auteur. Cela agace et fascine comme un exercice de style trop élaboré, mais qui ne manquerait tout de même ni d’intelligence, ni d’intérêt. Pierre Macris se défend de donner dans la dérision, dans la parodie, mais on peut lui reprocher, justement, de trop hésiter, de ne pas trancher assez franchement sur l’usage qu’il fait de ses successifs morceaux de bravoure, désarticulés comme un puzzle. Quel sens donner à cette outrance ? Peut-être la solution se trouve-t-elle justement dans l’énigme qu’elle nous pose, dans la seule évidence du  "signe" qu’elle nous laisse à voir. Dans tous les cas, il s’agit, à coup sûr d’une folie imprégnée de narcissisme, et dont toute magie, du reste, n’est pas absente. La mise en scène de Jean-Marie Winling (lui-même héros de l’histoire) multiplie les rébus, les symboles, accuse à plaisir l’humour des situations, du texte, et fait l’impossible pour nous déconcerter. Quelle est cette incantation orchestrée par "Carmen" ou par des passos dobles ? Les protagonistes marchent à quatre pattes, rampent sur le sol, s’expriment à la façon de somnambules terriblement sérieux, s’engouffrent dans un trou béant qui leur sert de sortie de secours, et prennent enfin à bras le corps une convention qui leur colle à la peau et qu’ils font hurler à plaisir. Cela grince comme un couteau sur la porcelaine, mais tout laisse à penser que là est une toile abstraite. Jean-Louis Grinfeld compose avec une jubilation justement leur dessein. Alda, la soeur incestueuse de Maxime, l’oeil bleu pâle écarquillé, belle et vigoureuse, a l’air d’une Brunehilde égarée dans une toile abstraite. Jean-Louis Grinfeld compose avec une jubilation évidente (et justifiée) son personnage de policier fasciste en proie au délire. Jeanne Vitez donne à un instant de silence, et à son visage immobile, dans la lumière, une exceptionnelle théâtralité. Enfin Jean-Marie Winling, s’il parle un peu longuement, réussit à nous faire croire que tout ce grotesque accumulé peut déboucher sur un "au-delà", sur un "ailleurs" encore informulés, et qu’il nous appartient de définir à notre convenance. Il n’est pas de si mauvais augure que la curiosité, en matière de théâtre, ait l’irritation pour origine.»   P. de R. (Quotidien de Paris, vendredi 17 octobre 1975)

« Première pièce d'un jeune universitaire, Pierre Macris, La Sensibilité frémissante annonce peut-être une aventure qui marquera le théâtre. Aventure collective, bien entendu : de même que le pêcheur qui dérive plus loin que d'habitude de la côte repère tel clocher, tel toit de moulin dans l'alignement d'un belvédère, de même le spectateur habitué aux équipées d'exception remarquera ici tantôt acteurs, tantôt techniciens ou moniteurs, telles filles et tels garçons que l'on avait vus au travail chez Debauche, Vitez ou Mesguich : Nathalie Nell, Jean-Marie Winling, Jeanne Vitez, Serge Valletti et leurs camarades. Il est fanfaron de vouloir décrire en termes simples un travail qui se situe de toute évidence sur une ligne de recherches dramaturgiques et linguistiques très savantes. D'autant plus que ces chercheurs ont la manie des terres vierges. Ils n'ont pas d'attaches. Pour indiquer leur démarche, tous nos mots vont de travers. Pierre Macris a empilé et pressé des coupons de faits, surtout criminels, passionnels, policiers. La politique, une théorie de l'acteur, croisent ces faits. Le dialogue de Macris exsude l'énergie, comme une dynamo. C'est très curieux ce qui se passe d'une réplique à l'autre : une affaire d'énergie électromagnétique, on dirait deux aimants opposés qui se retournent sans cesse et qui, au moment de s'accoler, se retournent à nouveau. On sent aussi le coup de hachoir du théâtre grec, les coups de rasoir froids des romantiques allemands. Mais la voix est nouvelle, tout à fait. Ce texte stratosphérique à ras de terre est admirablement écouté et pris en main par la mise en scène de Jean-Marie Winling, un acteur que l'on avait vu dans Le Nuage amoureux d'Hikmet. La Sensibilité frémissante a la force profane et si l'on veut trépanante des portraits de Félix Vallotton. Le public a intérêt à aller voir cette chose sauvage, hyper-réaliste et anti-réaliste à la fois. C'est ce que le théâtre nous offre de plus neuf depuis le début de la saison.»  Michel Cournot (Le Monde, 17 octobre 1975).

« La Sensibilité frémissante a l’air d’une "tragédie de sang" revue par  Détective. Elle est portée par une rhétorique flamboyante qui sent son divertissement d’helléniste. Ce patchwork culturel est constellé de citations ; à la manière, si l’on veut, de Lautréamont, qui cloua dans son texte des descriptions ici et là empruntées. La pièce de Pierre Macris, ce serait les mystères d’Eleusis greffés dans la rue Morgue d’Edgar Poe, quand l’assassin habite au 21. C’est d’abord une ode à l’acteur, à sa force (tous muscles bandés), à sa vulnérabilité ( tous nerfs tendus). C’est l’histoire d’un crime. Tout théâtre a par là commencé. Un flic-humaniste mène l’enquête. L’acteur-Oedipe est traqué ; il aimait trop sa mère. La pièce est toute entière comme irriguée par un remords ; celui du temps où la boucherie était franche (Grèce antique, siècle d’or, ère élisabéthaine) tandis qu’à présent l’imaginaire bourgeois ne peut plus tolérer cela que dans l’ironie. Pourtant, la mise en scène de Jean-Marie Winling repasse, à juste titre, par un vrai goût du danger. Au sol, il y a des rasoirs ouverts, des couteaux étincellent. Le petit théâtre s’est mué en arène. Les acteurs déboulent à quatre pattes, comme d’un toril. Au début, ils entrent à la façon des parades de matadores… Ce spectacle - tout de profération et de défense contrôlée - rôde avec bonheur dans les poches du ressac métaphysique d’Heidegger. Sous l’allure d’un baiser au néant, La Sensibilité frémissante est une tentative, farouche, de remettre en selle le théâtre comme exercice sacrificiel. C’est exaltant. » Jean-Pierre Léonardini (L’Humanité, samedi 18 octobre 1975).