La Liquidation de Monsieur Joseph K. - Jacotte

Année de publication: 1974

 

KRAEMER Jacques     La Liquidation de Monsieur Joseph K. - Jacotte ou Les plaisirs de la vie quotidienne, Théâtre populaire de Lorraine, collection "Théâtre en France", P. J. Oswald, achevé d'imprimer en mai 1974 par Daniel Chénel imprimeur à Honfleur. -130p.

La Liquidation de Monsieur Joseph K. Victime d’un trucage généralisé dès l’école, la vie de Joseph K… est une succession de ratages. Épicier, il va subir la concurrence d’une grande surface, (parking gratuit, libre service, prix et salaires écrasés), être conduit par elle à la faillite, contraint pour survivre d’aller faire y ses courses, puis d’y travailler comme manutentionnaire . Licencié par Gobkoloss, il finit, après une série de petits boulots, sous un pont. Sa dernière rencontre est avec un ordinateur à qui il demande : « Pourquoi  ai-je toujours été liquidé ? » L'histoire de J. K. n'est pas celle d'une prise de conscience comme dans "La mère" de Brecht. " Elle donne à voir une conscience aveugle et mystifiée ; un homme encore incapable d'accéder à la connaissance des causes politiques et à l'exigence d'une stratégie collective. Voir quelqu'un ne pas voir, c'est la meilleure façon de voir ce qu'il ne voit pas."  La pièce est écrite au moment où Jacques K … et le Théâtre populaire de Lorraine sont sur le point d’être eux-aussi liquidés. 

«  C’est l’histoire d’un petit cousin du Joseph K. de Franz Kafka. Joseph K. essaie 36 métiers. Partout liquidé. Il hérite d‘une petite épicerie. L’ouverture d’une grande surface voisine le met en faillite. Joseph K. se retrouve sous les ponts. Il interroge un devin. Le devin s’adresse aux ordinateurs. Ils ne répondent pas à ses questions. Le commerce, sujet central, est ici symptomatique de l’évolution sociale dans son ensemble. Travail d’investigation de la réalité sociale, la liquidation tient pourtant une place, selon moi, centrale dans l’économie générale des textes écrits par Jacques Kraemer et montés par le T.P.L. Centrale parce que c’est le premier texte qui met en convergence l’individuel et le collectif. Ici, la problématique du sujet est déjà à l’oeuvre. Bousculé par une structure à séquences brèves, le sujet Joseph K. ne cesse de produire un discours dans lequel il assume sa position de victime sauf lorsque le fantasme fait irruption pour curieusement commencer à "l’éclairer". À mesure que la mort circule dans son corps et dans son psychisme, Joseph K. se surprend à la violence. Joseph K. est à la recherche de son identité individuelle et sociale. Son nom même est guillotiné, il ne lui reste plus que l’initiale, la tête. À cette mutilation, Joseph K. répondra par le coup de poing à la dernière scène. "Je vais la casser cette machine." »  Charles Tordjman.


Création le 5 mars 1971 à Hagondange. Mise en scène de Jacques Kraemer et René Loyon, avec Jacques Kraemer (Joseph K.), René Loyon (les autres personnages), Maurice Barbot (lumières), Josyane Dimey (éléments graphiques), Jean-Michel Maman (son et projections), Max Rongier & Pierre Louvet (musique des chansons).
En avril 1978, une nouvelle version du texte, revu et corrigé par Jacques Kraemer, est présenté par le Théâtre de la Planchette, dans une mise en scène de Alain Weiss : suppression des titres de chaque scène (à l’école, à l’armée, chez le juge...), suppression des chansons qui ponctuent certaines scènes, remplacement de certains mots (CIAR Commandement International Anti-Rouge devient  Anti-Rash), suppression de toutes les scènes où J. K. travaille dans une aciérie, une ferme, une petite gare... Comparer le texte original avec celui édité à L’Avant-scène, (n°639, décembre 1978).

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Jacotte ou Les plaisirs de la vie quotidienne, spectacle poivre et miel  sur les contradictions de la consommation et de la condition féminine. La pièce avait été d'abord annoncée sous le titre Le Congélateur ou l'Objet du désir.                                                              

« Un saut par dessus Le Retour du Graully pour retrouver a -t-on dit, la thématique politico-sociale de Minette, des Immigrés ou de Joseph K. celle de la liquidation individuelle dans une société où le profit est roi. Jacotte, Joseph K. et plus tard Jakob, les J et les K s’appellent et se répondent. Ici comme ailleurs une subjectivité est aux prises avec le quotidien. Ici comme ailleurs la syntaxe joue avec l’inconscient. Et dans l’inconscient se joue aussi l’histoire. Une fille d‘ouvriers est baptisée, nommée par ses tuteurs, une assistante sociale et un représentant. Jacotte connaîtra le travail à la chaîne et le travail ménager. Domestiquée à double titre, emballée, conservée, gelée, Jacotte fait le parcours d’une vie «normale ». Jacques Kraemer s’essaie avec Jacotte à une écriture qui dialectise l’historique et l’humain. Refusant le théâtre reflet de la réalité, Jacotte poursuit une recherche bien contemporaine de l’articulation du sujet au langage et au réel social.»  Charles Tordjman.


Jacotte ou Les plaisirs de la vie quotidienne a été créée à Metz, le 28 juillet 1974, mise en scène de René Loyon, dramaturgie de Jacques Kraemer et Charles Tordjman,  décor et costumes de Danièle Rozier, musique de Michel Valmer, avec Michel Daoudi, Patrick Larzille, Chantal Mutel, Michel Valmer, Dominique Verde.

« La simplicité suave de ce spectacle découle d‘une élaboration savante. Le travail masqué à première vue accuse sa minutie en dernière analyse. La lecture du texte révèle une technique narrative proche de celle du Nouveau Roman selon Jean Ricardou. » Jean-Pierre Léonardini dans L’Humanité.

« Aujourd'hui, le T.P.L. (Théâtre populaire de Lorraine) est installé à Metz. Avant son point d'attache était Villerupt, et il tournait principalement dans la région minière devant un public à 80 % ouvrier. Public irrégulier, pour qui il est nécessaire de créer l'événement : le théâtre n'entre pas dans les plaisirs quotidiens des mineurs. En revanche, Metz est une ville de plus de cent mille habitants, et les spectateurs, dans leur majorité, appartiennent à la classe des enseignants et des enseignés. Le T.P.L. tient le parti de jouer ses spectacles un mois de suite, fait nouveau à Metz et, rare partout ailleurs qu'à Paris. La salle, il est vrai, est petite (cent quarante places), mais elle fait le plein. C'est une ancienne cantine, située pas trop loin du centre et tout près du campus. On y arrive en s'enfonçant dans une herbe verte et haute et on se trouve devant un gazon ras, encore plus vert. Au milieu, se dresse un arbre sans feuilles, mais avec des pommes brillantes : c'est le cadre joli et bien propre, attrayant comme une photo publicitaire, où se déroulent les plaisirs quotidiens de Jacotte. Les auteurs, Jacques Kraemer et Charles Tordjman, découpent en tranches fines l'existence d'une jeune fille prise en charge, accueillie dès sa naissance par de la gentillesse et des bons conseils : humilité et obéissance sont les vertus des pauvres. Jacotte suit son chemin sans révolte. Elle rêve d'un prince et épouse un berger, qui construit leur maison. Ce qui veut dire qu'il s'endette, qu'il y a trop d'enfants, trop de travail, trop d'ennui et que le goût du plaisir se perd, remplacé par l'aigreur, une sorte de haine inconsciente qui détraque l'esprit de Jacotte. Ses bons génies protecteurs (la charité et le commerce) forment un couple qui s'enlise dans le bonheur bébête de l'aisance et de la bonne conscience.            Dans ses précédentes productions, le T.P.L. traitait de conflits sociaux. C'est la première fois qu'il aborde un cas, par le biais de la psychologie, d'anecdotes intimistes. Pourtant, le spectacle n'est ni psychologique, ni intimiste. Les scènes s'articulent autour de quelques phrases-clefs, que la mise en scène de René Loyon développe sur un mode irréaliste, faisant appel au conte, au rêve, à la comédie musicale, au roman-photo. Les comédiens n'ont pas le temps de s'identifier à leurs personnages. La distance critique se place dans le décalage entre les notations brutales du texte et le côté pimpant du décor. Les questions essentielles arrivent, sournoises et brèves, comme des pavés au milieu des couleurs gaies et des chansons. Beaucoup de questions, une seule solution : se débrouiller. La fin du spectacle laisse les jeunes bourgeois à leur ennui, Jacotte et son mari à leurs ennuis, car bonne volonté et bon cœur ne servent qu'à enfermer dans un cercle vicieux.                                                                                                                             C'est un spectacle intelligent et subtil, elliptique comme un dialogue de Marguerite Duras - peut-être un peu trop, - ouvert sur tous les commentaires, et même les confidences. Mais il n'y a pas de débat, sauf lorsque le public le demande. C'est un spectacle à emporter avec soi, pour laisser bourgeonner la petite gêne insidieuse. Qu'il a semée dans la tête.»  Jacotte à Metz, article de Colette Godard paru dans Le Monde, le 28 mai 1974.
 

 

Ci-dessous Le T.P.L. avec les mineurs en vacances, article de Martin Even, Le Monde, 18 août 1971.

  " La Colle-sur-Loup. - Jacques Kraemer et René Loyon, les comédiens-animateurs du Théâtre populaire de Lorraine, ont suivi les mineurs de Villerupt en vacances sur la Côte d'Azur, et les voici à La Colle-sur-Loup.Le T.P.L. vit toute l'année à Villerupt, petite cité minière du nord de la Meurthe-et-Moselle. Leur théâtre " populaire " - " un projet à long terme ", dit Kraemer, - ils l'assument pleinement. Cette saison, ils jouaient un classique, Candide, et deux créations centrées sur les problèmes ouvriers : l'Histoire du petit Paul qui revient de loin... et la Liquidation de M. Joseph K. Les vacanciers de l'Union des mutuelles ouvrières - en rupture de crassiers pour quelques semaines, à 18 F par jour et par personne, tout compris, ont été dérangés dans leurs loisirs par le T.P.L. Il leur a fallu choisir : le théâtre ou le volley-ball - et le " centre " de La Colle-sur-Loup s'est scindé en deux camps. Finalement, on a fait un second terrain de volley à côté du premier, et la troupe a pu s'installer.

" L'expérience est intéressante. conclut Jacques Kraemer. Elle a clarifié la situation. " " Jusque-là, dit un responsable syndical, on prenait les tracts du T.P.L. à la sortie de l'usine et on restait indifférent. Un tract, on le lit. on le jette, on n'est pas forcé de prendre parti. Ici, on s'est retrouvés devant le théâtre, et avec un choix à faire. C'est quand même mieux que le vaudeville à la télévision. " Le propos revient souvent, témoignant de leur surprise à la découverte d'un théâtre différent. " Oui, mais c'est trop triste, en vacances, on souhaite se distraire, ces gens qu'on liquide dans la pièce, c'est peut-être nous. "On reproche au T.P.L. de ne pas s'être mêlé aux autres vacanciers. " Nous travaillons, dit Jacques Kraemer, mais notre travail n'a rien d'évident pour eux ; ils ne comprennent pas les difficultés que nous rencontrons ; que nous sommes des travailleurs comme les autres. Nous n'allons quand même pas faire de l'ouvriérisme pour nous montrer sympathiques... "Le T.P.L. reste en définitive victime des ambiguïtés du théâtre populaire : amener la culture ou en susciter une nouvelle ! C'est dans la seconde voie que sa démarche semble la plus intéressante, au-delà des exigences artistiques des comédiens Kraemer et Loyon. Ils donnent une valeur culturelle aux soucis d'une classe ouvrière précise, dont ils partagent l'existence, dont ils " théâtralisent " les propos. Ce n'est pas grand-chose ? " Ils en parleront toute l'année ", dit le responsable du " centre " de La Colle-sur-Loup."