Esclarmonda

Année de publication: 1975

 

BENEDETTO  André                     Esclarmonda, photo de couverture de Frances Ashley, "Théâtre hors la France", P.J. Oswald, juin 1975. -68p.    

Après Rosa Luxembourg, assassinée, une autre figure de femme, Esclarmonde, brûlée. Le retour à Montségur, Raymond VI, Simon de Montfort, Foix, l’Ariège, les cathares. Larges citations de la Chanson de la Croisade, texte occitan de 1230.                                                                  

« Nous sommes une minorité nationale, une nationalité opprimée, privée du plein usage de sa langue et de sa culture historique. Nous sommes les colonisés de l’intérieur. On exporte nos richesses naturelles et humaines, on liquide nos exploitations agricoles, on transforme l’espace de notre travail en espace de loisirs ou de manœuvres pour les autres. »

Création le 25 juillet 1974 au Théâtre des Carmes.

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Palais et bidonvilles par Michel Cournot, Le Monde, 8 août 1974.

"Il ne serait pas profitable à la marche du théâtre en France que le Festival d'Avignon, à l'avenir, continue tel qu'il est. L'ennui est que ce festival s'est détérioré sur place : il existe à Avignon des racines, des assises qui convenaient, il y a de cela des années à l'entreprise, et qui sont, avec les réalités d'aujourd'hui, en porte à faux.

Prenons le Palais des Papes. Cette cour d'honneur, où sont joués les spectacles en principe les plus décisifs, est, en soi, une gêne.Peut-être, quelques années seulement après la défaite et l'occupation, un lieu si altier répondait-il à telle ou telle mission de l'art dramatique. Mais déjà ce palais, ce vestige d'histoire, cette architecture sacrée dominée par le firmament, renforçait des inclinations qui n'étaient pas ce que Jean Vilar nous apportait de meilleur. Il renforçait aussi un lyrisme et des élans qui n'étaient pas ce que le jeu de Gérard Philipe avait de plus convaincant. Un historien non prévenu pourrait dégager l'influence que ce grandiose Palais des Papes a pu avoir sur le répertoire, la mise en scène, l'interprétation, que Vilar et Philipe nous donnaient parfois à Paris. Sans Avignon, par exemple, il y a lieu de croire que ces deux grands hommes de théâtre ne se seraient pas affrontés au " Prince de Hombourg ", qui n'était pas fait pour eux, et dont, en tout état de cause, ils nous auraient donné, sans Avignon, des interprétations plus justes.

Si le Palais des Papes a pu égarer parfois Jean Vilar, qui avait pourtant des tendances cérémoniales, à quel point aujourd'hui gêne-t-il des auteurs, des acteurs, un public, qui mènent des vies humbles, des luttes prosaïques ? Il faut noter aussi que cette cour d'honneur, puisque ouverte au ciel, ne peut devenir théâtre qu'une fois la nuit tombée : elle commande donc l'horaire général du Festival - 21 h. 30, - qui est trop tardif. Le climat d'Avignon, avec sa chaleur, sa lumière, qui fait mal aux yeux, et son mistral, est rude. Les spectacles du Festival se prolongent, chaque nuit, au-delà du seuil de fatigue.

Le second lieu scénique par ordre d'importance, le cloître des Carmes, est moins crâneur. Mi-monacal, mi-prolétaire, rafistolé, il a une ambiance presque napolitaine. Mais il est à ciel ouvert aussi, bien plus même que la cour d'honneur, qui, malgré ses grands airs, est une sorte de puits, sinistre. Peu élevée, aérée, la cour des Carmes est ouverte à tous les bruits du quartier : manœuvres des trains de marchandises, cloches, motocyclettes, chiens, coqs, télévisions, scènes de ménage des riverains. Et même si nous n'avions pas, aux Carmes, ce concert extérieur, nous aurions la nuit. La nuit du Vaucluse existe très fort : elle a des millions d'étoiles, une lune comme un phare, un poids baudelairien, des senteurs, une musique : tout cela ne convient pas forcément aux pièces qui sont présentées là. Le travail remarquable du Théâtre populaire de Lorraine " le Retour du Graully ", a été handicapé par la nuit et les bruits des Carmes.

Troisième lieu officiel : l'Opéra, place de l'Horloge. Enfin un théâtre normal, un bâtiment construit pour jouer, où l'on peut répéter de jour, régler les lumières, etc. Malheureusement, ce théâtre est vieillot, pas beau, et l'on n'y donne que le deuxième choix de la sélection officielle, c'est-à-dire, en tout cas cette année, des choses indéfendables.

La sélection est bien sûr ce qu'il y a de plus contesté dans tout festival. Notons qu'Avignon s'est distingué cette fois par l'inconséquence de certains de ses choix. Les habitants d'Avignon comme les nomades du Festival se demandent pourquoi l'on invite et réinvite ici les Ballets de Cuba, qui sont d'un patapouf et d'une mignardise difficilement supportables. Les Ballets de Cuba figurent clairement à quel degré de confusion politique en est venu le Festival d'Avignon. Ces danseurs de La Havane ne sont pas hués par le public parce que, quoique presque tous blancs et d'allure bourgeoise, ils viennent, paraît-il, de chez Castro. Mais n'importe quel danseur vilain capitaliste proposerait un art plus progressiste, sinon plus révolutionnaire. D'autre part, le soir où ces Cubains ont dansé pour la première fois dans cette malheureuse cour d'honneur, les grenades des C.R.S. éclataient dans la prison, qui était en révolte, et qui est située, tenons-nous bien, à quelques dizaines de mètres à vol d'oiseau du Palais des papes. Eh bien ! cela n'a gêné personne. Les prisonniers se sont fait cerner, tabasser, les danseurs ont dansé, les spectateurs ont regardé, tout cela en même temps. Ces révoltes de prison, l'événement le plus obsédant de ces semaines, n'ont pas affecté en quoi que ce soit le Festival d'Avignon. Seul Mitterrand a parlé des prisons à Avignon, mais c'était hors Festival ; aucune représentation improvisé n'a été faite ni aucune discussion.

Sur la place de l'Horloge, centre névralgique, des affiches annonçaient bien entendu des pièces sur le Chili ou d'autres faits politiques. Tout cela comme des perroquets. Alibis, alibis. Une foire. Cette place fait penser à Pigalle et à Lourdes, ensemble. C'est là que l'on sent à quel point le Festival d'Avignon a évolué comme un chancre, comme une tumeur, à l'aveuglette, sans conscience. Ceux qui y gagnent vraiment quelque chose sont les hôteliers, les marchands de jus de fruit, de saucisson, les cafés, les bureaux de tabac.

Il y a aussi des spectacles intéressants hors Festival, ou, comme on dit Dieu sait pourquoi, " off". L'"off " est l'un des aspects déplaisants d'Avignon. Ces troupes viennent là sans garantie, attirées par le guêpier. Elles manquent d'argent. Les acteurs dorment mal, mangent mal. Ils se débrouillent comme ils peuvent, pendant que les Cubains dansent dans la cour d'honneur et que des navets sont joués à l'Opéra, oui, ils se débrouillent comme ils peuvent pour installer leurs praticables dans des locaux périphériques, étroits, où ils jouent difficilement et où les spectateurs sont parqués comme des chiens. Il fait très chaud, comédiens et public manquent d'air. Dès qu'on ouvre une lucarne, on entend là encore, mais plus fort qu'aux Carmes, les discussions dans la rue ou dans les cours, les radios et les télés, les voitures. C'est à peine supportable. Tout le monde fait contre mauvaise fortune bon cœur, mais, en aucun lieu, jamais, certains de ces spectacles ne sont présentés dans des conditions aussi exécrables qu'à Avignon. Bravo ! l'" off " du Festival d'Avignon, c'est la lumpen-dramaturgie. Une réussite.

Entre les flas-flas du Palais et les pauvres bonnes pièces des taudis, se situe le " Théâtre ouvert " animé par Lucien Attoun. C'est justement un théâtre fermé, d'une architecture sobre et belle. Les textes présentés là sont la plupart du temps intelligents et courageux. Le travail des acteurs est bon. Nous avons ici ce qui se rapproche le plus d'un théâtre non aliéné, non infirme.Il n'est pas sûr cependant que la formule de " Théâtre ouvert " soit raisonnable. En principe, il ne s'y donne pas de mises en scène proprement dites : les acteurs ont le texte en main, ils le lisent, un peu comme pour des premières répétitions. D'autre part, la radiodiffusion, qui coproduit " Théâtre ouvert ", enregistre chaque pièce juste pendant la représentation. Ces obligations strictes, matérielles : micros qui pendent un peu partout et vers lesquels les acteurs doivent s'orienter, manuscrits dactylographiés qui doivent être éclairés par des projecteurs pour que des acteurs puissent les déchiffrer, et ainsi de suite, oui, ces obligations strictes sont perçues au premier degré par le public plutôt comme des événements bruts, réels, que comme des conditions passagères, si bien que le lien entre le théâtre et le spectateur est faussé. On ne sait pas au juste ce que l'on entend, ce que l'on voit. Chaque troupe essaie d'ailleurs d'échapper à ces contraintes, pousse un peu la mise en scène, mais dès qu'un acteur, parce qu'il lève le bras, donne un coup dans un micro, l'attention se reporte sur les ingénieurs du son de la radio, qui s'arrachent les cheveux. Il y a, dans ce " Théâtre ouvert ", trop de contraintes et une part de déraison. Il serait mille fois plus sérieux d'enregistrer les pièces avant ou après, quand le public n'est pas là. Il serait plus profitable à tout le monde de laisser les acteurs apprendre les pièces, les jouer vraiment. Lucien Attoun dit que, justement, " Théâtre ouvert " est un essai, une première prise de contact avec les textes. Non, la prise de contact ne se fait pas vraiment avec les textes, mais avec des conditions visuelles et auditives trop particulières. La formule est à revoir, car le lieu est bon, le choix est bon, l'ambiance est bonne.

Le dernier spectacle présenté chez Lucien Attoun a été, cette semaine, la pièce d'Arrabal "Sur le Fil". Œuvre d'une dimension certaine, comme tout ce que fait Arrabal, mais peut-être trop fignolée, trop construite. C'est déjà un point de départ trop " voulu " que de situer l'action dans une ville américaine nommée " Madrid ", ville minière, dont tous les ouvriers et les chevaux sont morts, sauf deux Espagnols, qui sont hantés par le souvenir de l'autre Madrid, la vraie, où tous les habitants sont, d'après Arrabal, morts aussi, puisqu'ils y vivent en dictature. L'un des deux survivants de la Madrid américaine est un fildefériste âgé, qui n'est plus capable de marcher sur le fil. L'autre veut apprendre à le faire, pour évoluer un jour, libre, dans le ciel de  Madrid.Tous ces emblèmes sont noués si serré par Arrabal que le public est ligoté, étouffe un peu. C'est dommage, car sur les mineurs, sur l'exil, sur l'Amérique, sur le fil, sur les chevaux qui tirent les wagonnets dans la mine, sur mille choses, Arrabal a écrit des pages très belles. On dirait qu'il a eu peur de se lancer, qu'il a voulu se garantir, se protéger du vertige, ou d'on ne sait quoi, en ajustant ses thèmes très solidement. En tout cas, on sent chez Arrabal un homme sincère, habité, un vrai poète.

L'autre poète du Festival, c'est André Benedetto. Il présentait cette fois Esclarmonda, " opéra misérable avec deux ou trois belles voix et quelques mauvais instruments " sur le thème des Cathares.Le fuselage et les ailes d'un avion, les crinières multicolores de deux faux chevaux arabes, un cerf-volant en forme d'oiseau rapace mais affectueux, un harmonium enrhumé, quelques poupées aériennes, des échelles de pompier, suffisent à André Benedetto pour montrer les crêtes de Montségur et la résistance des Cathares. C'est merveilleux d'invention, de simplicité, le public comprend tout, y compris les poèmes en langue occitane, par la seule chaleur d'une gentillesse vraie.

Le théâtre de Benedetto est le seul qui, à Avignon, ait politiquement un sens, le seul que l'on puisse rattacher aux événements sociaux réels. Le seul aussi qui soit vraiment à sa place sous ce soleil.

Benedetto, cependant, n'est pas l'homme providentiel. Ce n'est pas un homme providentiel qui sortira des marécages le Festival d'Avignon. On rêve d'une sorte de soviet cathare libre et efficace, qui oublierait les papes, qui construirait dans la campagne deux ou trois lieux scéniques simples, solides, insonores, aérés, équipés convenablement, à l'abri du mistral, où toutes les troupes se succéderaient, sur un pied d'égalité, sans " off ", et où l'on pourrait faire et voir du théâtre, simplement. À Avignon, pourquoi pas ? C'est très beau, le Midi."

Michel COURNOT.