Alexandra K.

Année de publication: 1975

 

BENEDETTO André       Alexandra. K., collection "Théâtre en France", P. J. Oswald, novembre 1975. -137p.

Scènes et images tirées de la vie et des écrits d’Alexandra Kolontaï, révolutionnaire russe. Création au théâtre Le Palace (direction Pierre Laville) le 2 décembre 1975 dans la mise en scène de l’auteur.

Voici ce qu'écrivait Renée Saurel dans Les Temps Modernes, n° 355,  février 1976.

"(...) Ce n'est pas la première fois qu'une révolutionnaire est l'héroïne d'une pièce de Bénedetto. En 1970, il mettait en scène Rosa Lux, qui opposait deux pestes : celle, historique, qui ravagea la Provence en 1720, après l'ancrage du « Grand saint Antoine » à l'île de Pomègues et la non-observation du délai de quarantaine, à la prétendue « peste rouge » Rosa Luxembourg. D'une part les intérêts des capitalistes, le souci de sauver les cent mille écus de marchandises que le navire portait en ses flancs, les complicités, la concussion, la trahison des élus, des syndics, en un mot l'intérêt général sacrifié au profit privé. De l'autre, Rosa Luxembourg, celle en qui Lénine voyait « la représentante du marxisme le plus authentique », Rosa indestructible, exaltant encore, en prison, cette vie qui s'écoule d'elle, Rosa haïe, vilipendée et, pour finir, massacrée, jetée dans un canal... Cette fois, c'est à Alexandra Kollontaï que la pièce de Bénedetto, Alexandra K, est consacrée. Il semble que le propos soit ici moins de retracer la lutte politique menée par Alexandra Kollontaï que de montrer comment, étant femme, elle a dû combattre sur deux fronts. Son action politique n'est pas négligée pour autant. Si elle n'est pas la « grand-mère» de la révolution russe (le titre revient à Bretchko-Bretchovskaja, qui revint de la déportation sibérienne en 1917, avec Staline et Kamenev), Alexandra Kollontaï n'en a pas moins joué un rôle important, avant et après 1917. Petit «panoramique » historique : Alexandra a vingt-six ans quand se constitue le parti social-démocrate russe qui va se scinder en deux, mencheviks d'un côté, bolcheviks de l'autre. Sept ans après, le 22 janvier 1905 (selon le calendrier grégorien, ou le 9 janvier selon l'ancien calendrier julien), le pope Gapone, que Bénedetto (et d'autres avec lui) tient pour un provocateur, organise la grande manifestation ouvrière. Icônes en tête, le cortège pacifique marche en direction du Palais d'Hiver et c'est la répression fulgurante. Des milliers de morts, dont beaucoup sont des enfants... Le 15 mars 1917, Nicolas II abdique en faveur de son frère. A son avènement, il avait eu une formule que l'histoire a rendue comique : « Je maintiendrai l'autocratie avec autant de fermeté que mon inoubliable père. » Concédées sous la pression des événements de 1905, les timides réformes, y compris l'institution de la Douma, sont réduites à néant, et les membres des soviets arrêtés dès 1906.
Pour l'essentiel, la pièce de Bénedetto est tirée des écrits d'Alexandra Kollontaï. À cette profération scénique de la vérité sur Kollontaï, ce qui suppose que nous tenions pour vrai ce que Kollontaï dit d'elle-même, sont opposés un certain nombre de clichés nous restituant l'« image taillée » d'Alexandra sous le regard anti-marxiste, russe ou occidental. Dans la pièce, qui est d'une structure très libre, sont inclus également des témoignages et extraits de presse de l'époque. Elle a pour lieu unique l'atelier du sculpteur Mario (André Bénedetto), dont le frère Fredo (Georges Bénedetto) sert de modèle pour une statue de Lénine. Trois personnages féminins : une « statue qui parle » (Marès Gonzalez), une « dame slave de passage » (Marta Alexandrova),et Agnès, petite cousine du sculpteur (Madeleine Ravel). Au milieu de la scène, un grand escalier de bois qui se retournera pour servir de tribune. Aucune « magie théâtrale » : tout se fait à vue, avec des moyens rudimentaires, non-esthétisants. En haut des marches, posant comme une vamp de music-hall, se tient l'Alexandra-statue-qui-parle, voix d'outre-tombe. En bas, la « dame slave de passage », l'Alexandra « de service » qui joue les scènes. Et puis la petite cousine Agnès, qui sera parfois la diffraction n° 3 d'Alexandra et aussi la préfiguration de l'amour dans une société sans classes... On voit aussi Mario, le sculpteur, se grimer en Trostky et expliquer comment Alexandra,durant la guerre de 1914-1918, quitta le clan des mencheviks minoritaires dont le chef, Plekhanov, prônait l'alliance avec les libéraux bourgeois, pour passer dans le camp des bolcheviks. Ainsi exposé, le procédé peut sembler quelque peu tarabiscoté, voire néo-expressionniste,mais à la scène tout est clair, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait aucune ambiguïté dans la problématique de la pièce et aucune zone d'ombre dans le personnage d'Alexandra  Kollontaï, dit Bénedetto, cela résonne comme un cri de mouette... Elle est née Domontovitch, en 1872, dans une famille de la noblesse terrienne. Son père, d'origine ukrainienne, était général et sa mère finlandaise. Famille conservatrice,patriarcale.Le premier combat d'Alexandra sera mené contre sa famille. Et certes, il est plus facile de « déchirer la soie » quand on est fille de général que fille de moujik. Elle impose le fiancé de son choix, un lointain cousin, ingénieur sans fortune, V. Kollontaï. Trois années heureuses, et un fils. Puis Alexandra secoue le joug. Elle se refuse à être confinée dans le « nid conjugal », à marcher dans l'ombre de l'époux, à vivre sa vie en creux. Et elle file à Zurich pour y apprendre l'économie politique. Sa vie, sa vie à elle, commence... Revenue en Russie, elle milite, fuit pour échapper à l'Okhrana qui la poursuit pour avoir « organisé » les ouvrières du textile, puis pour avoir suscité l'insurrection en Finlande. Elle rejoint ses amis allemands Rosa Luxembourg, Clara Zetkin, Karl Liebknecht, doit fuir de nouveau, d'abord au Danemark, puis en Norvège. À son retour en Russie, elle deviendra Commissaire du Peuple dans le premier gouvernement soviétique présidé par Lénine, puis fera carrière d'ambassadrice et finira sa vie à Moscou, en 1952, à l'âge de quatre-vingts ans. Solitaire, paralysée. Et Staline, dans tout cela, Madame ?     André Bénedetto a bien compris qu'exclure tout élément psychologique reviendrait à ne donner qu'un cliché, un de plus, d'Alexandra Kollontaï. Il ne nous montre pas une Alexandra délivrée par miracle (ou par sa seule ardeur révolutionnaire) de sa condition de femme, de mère. Même privilégiée par son statut social, Alexandra a payé le prix de sa libération. Dans un beau tableau, intitulé : « Et les amours alors dans tout cela, Madame ? » Il fait dire à Alexandra : « ... Et ce sentiment, si
profondément enraciné, du droit de propriété, non seulement sur le corps, mais aussi sur l'âme du partenaire ? Et l'incapacité de s'incliner avec déférence devant une manifestation de l'individualité de l'autre, l'habitude, soit de dominer l'être aimé, soit de s'en faire l'esclave ? Et ce sentiment amer, mortellement amer, d'abandon et d'infinie solitude qui vous prend quand l'être aimé ne vous aime plus et vous quitte
? » À travers le personnage de la « petite cousine » Agnès transparaît l'espoir que les générations à venir ne connaîtront plus ce combat épuisant et stérile (mais est-il vraiment si stérile ?) de l'amour-passion. La problématique de la pièce, on le voit, reste très actuelle.Corrélativement est posée la question de savoir si les femmes doivent ou non inclure le combat pour leur émancipation dans le combat général pour la révolution. Alexandra Kollontaï, elle, y répondait par l'affirmative. Aux «petites cousines » soviétiques de nous dire si elle avait raison."